Roy adorait la mer. Il faisait preuve dans l'eau d'une souplesse extraordinaire, il avait l'air d'un jeune phoque génial. Peut-être était-il dans la mer plus proche de son côté féminin. Les premières vacances que prirent ensemble tous les membres du Théâtre eurent lieu en 1971, sur l'île de Krk, en face de la Yougoslavie. Il y a trente ans, le tourisme n'avait pas encore atteint cette île. Il n'y avait ni hôtels ni appartements de vacances. Ce fut uniquement grâce au fait qu'un des membres du Théâtre possédait une maison dans le village de Starabaska que l'un de nous eut la possibilité d'entrer dans l'île et de louer des maisons aux villageois. Pendant ces vacances (Roy préférait les appeler holy-days10) nous n'étions jamais vraiment dans un état de relâchement car il s'agissait en effet de vacances studieuses. Roy, sauf quand il était en compagnie de ses amis intimes, se laissait rarement aller à se détendre. Sa quête d'une conscience était telle qu'à ses côtés, il fallait se tenir « éveillé ». Mais en aucune façon il était seulement un philosophe, ou seulement un artiste, c'était aussi un homme au sens pratique très développé. Je me rappelle d'un excellent exemple de ce sens pratique au cours de ce « holy-day » à Krk. Nous étions en réunion dans la maison de Heide, à l'étage. C'était une petite maison modeste, elle avait été construite par les villageois. Le plancher de bois de l'étage semblait suffisamment solide pour supporter la présence d'une vingtaine de personnes. A un moment quelqu'un a dû proposer un rythme, car nous nous sommes tous mis à danser sur ce rythme. Heureusement Roy, qui était un peu plus lucide que le reste du groupe, décida très vite de stopper notre élan. Il a eu le mérite d'être attentif à la structure du plancher et à son incapacité à supporter une telle activité par un si grand nombre de personnes. S'il n'était pas intervenu aussi vite, il aurait pu y avoir un grave accident.
       Pendant les soirées de ce même « holy-day », nous essayions de cuisiner de façon collective. Les moyens pour cuisiner étant bien pauvres, cette tâche n'était guère facile à accomplir. Il n'y avait d'abord pas d'eau courante ce qui fait que l'un de nos travaux du soir consistait à apporter de l'eau pour la boisson et la cuisine. C'était à Roy et moi qu'incombait cette obligation. Pour avoir cette eau douce il nous fallait marcher un kilomètre le long de la plage avec deux jerrycans de 20 litres. Avec les jerrycans pleins au retour, c'était vraiment un travail pénible. Un jour, Roy et moi nous sommes dits qu'il serait bien plus facile de revenir à la nage, puisque l'eau douce est plus légère que l'eau salée et que les bidons flotteraient. Un soir nous faisions ainsi comme d'habitude, appréciant la fraîcheur de l'eau et le magnifique paysage qui nous entourait, lorsque je remarquai que Roy commençait à foncer en tête. Je me mis à aller un peu plus vite afin de rester à sa hauteur, mais je vis qu'il avait accéléré un peu plus, si bien que j'accélérai à mon tour pour rester encore avec lui. Et ce fut de plus en plus rapide, jusqu'à ce que nous nagions tous deux à pleine vitesse. Je n'en pouvais plus. Arrivés à destination, je me précipitai hors de l'eau, haletant, épuisé, écroulé sur le sable. Je me tournai vers Roy :
       - Roy, qu'est-ce que tu faisais ?
       - Qu'est-ce que tu veux dire, Paul ?
       - Pourquoi nageais-tu si vite ?
       - Qu'est-ce que tu veux dire Paul ? Pourquoi toi nageais-tu si vite ?
       - Hé bien parce que tu nageais de plus en plus vite, Roy.
      - Mais je pensais que c'était TOI, Paul, qui continuais de nager de plus en plus vite, pas moi.
       Nous roulâmes tous deux sur le sable, riant, riant de cette aventure ridicule.
      Quelques années plus tard, dans l'île de Paxos, je fus très profondément touché par la signification psychologique d'un événement particulier qui eut lieu pendant ce « holy-day ». Pour le plus grand plaisir de chacun, Roy avait apporté un canot pneumatique capable de porter deux ou trois personnes - un bel atout supplémentaire pour des vacances en bord de mer ! C'était un nouveau jouet et il était clair que Roy y trouvait beaucoup de plaisir. Au bout de quelques jours l'inévitable se produisit. Quelqu'un (je ne sais plus qui) avait emprunté le bateau de Roy, il avait navigué à la rame dans cette merveilleuse baie et en cours de route une rame lui avait glissé des mains et était allée au fond de la mer ! Roy avait été informé de l'incident et de l'endroit de cette catastrophe. J'avais entendu cette triste histoire, je savais aussi où avait été perdue la rame. Comme il est pratiquement impossible de manœuvrer un canot avec une seule rame, je me mis à explorer la « zone de la catastrophe ». Par chance, aidé par la clarté cristalline de l'eau, j'eus vite fait de repérer la rame perdue sous moi, elle reposait sur le fond sablonneux de la baie. Je mis mon masque et commençai à plonger. Il est très difficile d'estimer les distances sous l'eau. Je me mis à plonger,  plus bas, plus bas... encore plus bas. J'étais jeune, en bonne santé. Je réussis à m'approcher à trente centimètres de la rame... mais elle restait toujours hors de ma portée. Mon masque était complètement écrasé contre mon visage au point que mon nez allait casser et l'air de mes poumons était presque épuisé. J'étais sur le point d'abandonner et de remonter à la surface sans cette précieuse rame. C'est alors que je me dis «Tu as dépensé tant d'énergie, tant d'efforts pour aller si loin, si tu ne vas pas Jusqu'au bout, tout cela aura été fait pour rien ». Je fis avec mes palmes quelques battements désespérés et je parvins... juste...  du bout des doigts à attraper la précieuse rame. La tenant fermement d'une main, je fis demi-tour et remontai à la surface, nageant aussi vite que possible. Je jaillis hors de l'eau comme une balle de fusil, mon masque encore écrasé contre mon visage ! J'ai dû sortir de l'eau jusqu'à mi-cuisses ! J'avalai l'air frais avec soulagement. J'étais enchanté d'avoir réussi. J'ai estimé que j'avais retrouvé la rame à environ 20 mètres de profondeur ! Roy fut très heureux de récupérer sa rame. Tout cet épisode revêtait pour moi une très forte signification psychologique. Plonger dans la mer à de telles profondeurs et retrouver pour lui la rame de Roy, c'était vraiment « l'essence même des rêves ».

' Holidays : vacances, Holy-days : jours saints, sacrés.

Les articles de Paul Silber

......................................................../////............Roy adorait la mer