LA VOIX HUMAINE
THE HUMAN VOICE
DIE MENSCHLICHE STIMME
Quel titre pour un aussi bref exposé ! Comment parler d'un domaine aussi vaste, aussi extraordinairement riche, - qui d'un côté incite à la réflexion, et qui de l'autre vous invite tout dé suite à la pratique ? Car il s'agit du premier instrument dont ait disposé l'humanité. Et parmi tous les instruments existants, il occupe une place à part, du fait même que le fonctionnement de son mécanisme est inconscient. Les conceptions les plus anciennes font référence à un univers acoustique dont les composantes sont le SON et le RYTHME. A travers les âges, l'homme a exploré cet univers, il s'est familiarisé avec cet instrument, l'a utilisé, bien ou mal. Mais la question reste posée : que savons-nous véritablement de cette voix qui est la nôtre ?
Il y a une bonne centaine d'années, Charles Darwin l'a peut-être résumé une fois pour toutes en écrivant : "Chez de nombreuses espèces animales, y compris chez l'homme, les organes vocaux sont efficaces au plus haut degré en tant que moyens d'expression... lorsque le système sensoriel est sous le coup d'une forte excitation, les muscles du corps sont généralement agités de mouvements violents, et en conséquence, des sons puissants se font entendre, même si l'animal est d'ordinaire silencieux, et cela bien que les sons n'aient aucune utilité propre. "
Pourtant, malgré l'étendue et la variété des recherches scientifiques, nous savons très peu de choses sur la façon dont les émotions s'expriment par la voix et par la parole. Et l'on n'est toujours pas tombé d'accord sur la définition des concepts. La voix humaine recèle encore un mystère. Pour moi, c'est à la fois encourageant et passionnant. Cela permet à chacun de percer le secret, de découvrir sa relation personnelle avec sa propre voix.
Si je suis ici, ce n'est pas pour apporter des réponses ou des explications savantes sur la voix, mais pour vous raconter l'histoire d'un homme, Alfred Wolfsohn, qui à un moment de sa vie a été "heimgesucht", c'est-à-dire qu'il a été littéralement hanté par une certaine voix, ce qui l'a contraint - essentiellement pour préserver sa propre vie - à résoudre certains des problèmes que la voix suscite.
D'origine juive, Alfred Wolfsohn naquit à Berlin en 1896. Il venait dg quitter le lycée quand la première Guerre Mondiale éclata. Il fut mobilisé dès le début, n'avait que dix-huit ans. Vers la fin de la guerre, il vécut l'expérience suivante. Je le cite :
"C'était en 1917. Nous étions dans une tranchée, quelque part sur le front - nous ne savions pas où - sous un lourd bombardement. Enfin vint la relève. Une forte pluie avait transformé les tranchées en marécages, et très vite, je me trouvai pris au piège dans la boue. J'appelai mes camarades à l'aide, mais personne n'entendit, et je me retrouvai bientôt tout seul. Pendant des heures, pouce par pouce, je rampai vers le camp. Au bout d'un moment, j'entendis une voix toute proche qui gémissait sans cesse "Au secours, au secours". J'étais en proie à un conflit intérieur terrible : fallait-il tenter de ramper jusqu'à lui ou non ? Je ne le fis pas. Après près de vingt heures d''agonie, j'atteignis une tranchée-abri. Je ne me souviens plus de ce qui est arrivé ensuite, mais j'appris plus tard que j'avais été touché par une grenade, que j'avais été enseveli, et que je m'étais réveillé le lendemain matin dans la cave d'une maison de Saint-Quentin, au milieu d'un amas de cadavres. "Depuis lors, il se sentait malade, brisé dans son corps et son âme. Comme des milliers d'autres, il revint de cette guerre victime d'une commotion, ou psychose traumatique, et il lui fallut de nombreuses années pour en surmonter les pires effets.
II était clair à son esprit néanmoins que sa maladie provenait d'un intense sentiment de culpabilité. Il avait refusé son aide à quelqu'un qui l'avait appelé à son secours. On l'envoya chez des docteurs et des psychiatres qui essayèrent de le raisonner, car s'il avait cherché à atteindre son camarade, il est certain que tous deux auraient péri noyés dans la boue; Intellectuellement, il acceptait l'argument, mais émotionnellement, il était impuissant à changer sa conviction qu'il avait trahi son aspiration la plus pure et la plus élevée : réaliser en lui-même le concept d'un être humain. Il en vint à la conclusion qu'il lui appartenait de trouver le remède à sa maladie. Le processus de guérison intérieure commença lorsqu'il décida de prendre des leçons de chant. Il trouva un professeur qui le laissa crier sa douleur puis un autre qui ne le lui permit pas. Par dessus le marché, ils lui imposèrent des *gammes et des exercices qui, à son avis, ne le firent guère progresser. Bien que naturellement doté d'une belle voix et d'une oreille musicale, il ne put s'exprimer comme il le pensait possible. Pourquoi ? Il ne reprochait pas à ses professeurs ce qu'il considérait comme son propre échec, mais il sentait qu'il devait y avoir une autre manière d'explorer ses capacités vocales, une autre façon plus dynamique de faire sortir sa voix.
C'est un souvenir d'enfance pour lequel il avait beaucoup de tendresse qui fut, selon lui, à l'origine de son idée d'une voix capable de s'exprimer sur une étendue beaucoup plus large, tant sur le plan émotionnel que dynamique. Voici comment il le. décrit :
"Mon premier souvenir d'enfance remonte à mon plus jeune âge- ; j'étais encore presque un bébé. Je riais quand ma mère me chantait une certaine chanson. Elle racontait que je la suppliais sans cesse de me chanter cette chanson, encore et toujours, et que lorsqu'elle voulait que je m'endorme, il lui suffisait de la chanter et je m'endormais immédiatement. Je ne me souviens que de quatre vers de cette chanson :
"Alors tous les anges ont ri
Hi-hi, hi-hi-hi ; hi-hi, hi-hi-hi.
Saint Pierre a ri également
Ho-ho, ho-ho-ho ; ho-ho, ho-ho-ho."
Pour moi, il ne fait aucun doute que ce très ancien souvenir d'enfance marque la toute première apparition d'une idée latente, l'idée qu'il existe une voix humaine universelle, d'une ampleur beaucoup plus vaste qu'on ne l'avait imaginé jusque là. En effet, qu'avait entendu l'enfant, sans pouvoir le comprendre, bien sûr ? Une femme, sa mère, chantant le rire cristallin des anges d'une voix déjeune fille, puis le rire de basse profonde de Saint Pierre, d'une voix d'homme. Le petit enfant était fasciné par le contraste entre la hauteur et la profondeur et le rire avec lequel il répondait à ce contraste devait exprimer sa satisfaction qu'une merveilleuse comptine pût rassembler ces deux extrêmes."
Si la chanson que sa mère lui chantait fut la source joyeuse d'une intuition, l'expérience de la guerre constitua l'aiguillon et le chemin de sa concrétisation. Il cessa de prendre des leçons et se mit à développer ses propres conceptions du chant. Il commença à enseigner lui-même. Mais jamais il n'oublia qu'il voulait, par cet enseignement expérimental, trouver la réponse à sa propre question, savoir pourquoi il n'avait pas pu chanter lui-même comme il avait imaginé pouvoir le faire.
Pour cela, il accepta des élèves affectés de problèmes vocaux tels qu'on pouvait dire d'eux qu'ils constituaient des "cas", y compris ceux qui étaient considérés comme des "cas désespérés". Plus tard, il admit que c'étaient le plus souvent les cas difficiles, c'est-à-dire des gens qui avaient étudié pendant des années et qui avaient échoué, qui l'avaient aidé à trouver les réponses à sa question. Leur voix était malade car ils avaient eux aussi subi des blessures psychiques, et aucun progrès, aucun résultat ne pouvait être atteint s'il n'était pas possible de les guérir d'abord de ces blessures, de rétablir leur confiance en eux-mêmes et de leur communiquer sa propre foi et sa propre force.
A ce moment-là, il avait commencé également de lire divers écrits sur les systèmes psychologiques et découvrit que de nombreux faits et observations qu'il avait constatés dans son domaine corroboraient les principes de base de la psychanalyse et de la psychothérapie. Il étudia en détail les théories de Jung .dont les concepts d'archétypes, d'ombre, d'animus et d'anima n'étaient pas seulement visibles, mais pouvaient également être rendus audibles. Il découvrit que le concept de l'intégration de la personnalité pouvait se manifester de manière audible dans la voix humaine.
Alfred Wolfsohn commençait à peine à articuler ses idées et ses découvertes sur la voix qu'il fut interrompu par des événements politiques dramatiques. Obligé de quitter l'Allemagne nazie, il trouva refuge à Londres à la veille de la deuxième Guerre Mondiale. Ce n'est qu'après cette guerre qu'il put poursuivre son travail et constituer un groupe d'élèves. ,Ce n'est qu'après cette guerre que je devais devenir moi-même l'élève et le témoin de cette approche unique du CHANT.
Ma propre relation avec ma voix avait été, au mieux, très ambiguë. Je n'avais pas une voix naturelle, ni aucun désir particulier de chanter. Dans ma petite enfance je réagissais fortement à la voix de ma mère, une belle voix travaillée de soprano. Mais elle me semblait souvent aiguë et parfois même me faisait peur. C'est peut-être l'une des raisons pour lesquelles plus tard, ma voix se développa dans les registres graves.
J'étais née et avais été élevée et éduquée dans ce même pays, l'Allemagne, où la voix hypnotique d'un homme avait séduit des millions d'hommes pour les rassembler autour d'un drapeau qui devait flotter sur presque tous;les pays d'Europe, une voix qui finalement conduisit des millions d'êtres humains à la mort. Après la guerre, et le changement de couleur qui s'ensuivit - du brun au rouge - je décidai de quitter le pays tant que cela était encore possible. J'avais vingt-et-un ans et j'arrivai en Angleterre en 1949. J'avais en poche l'adresse d'Alfred Wolfsohn, que ma mère m'avait donnée en route, au cas où j'aurais besoin d'aide et de conseils, le pris donc contact avec lui et nous fixâmes un rendez-vous.
II avait alors son premier petit studio privé, guère plus qu'une minuscule cellule, dans une banlieue de Londres. Ce qui me frappa tout d'abord chez lui, ce furent ses cheveux noirs, une sorte de crinière, où semblait rassemblée toute sa force. Puis ce furent ses yeux, le regard qu'il posa sur moi, ou plutôt qu'il plongea au plus profond de mon être.
Cette première rencontre me laissa une forte impression. J'étais d'ailleurs bien incapable de l'expliquer ou de l'analyser. Je me contentai de considérer cela comme une expérience personnelle qui m'avait ouvert un univers nouveau pour moi et d'écouter cet homme qui avait construit dans cette après-guerre quelque chose qui allait quelque part, qui apportait et qui affirmait la vie.
Pour la première fois, dans ce studio, j'entendis comment Alfred Wolfsohn travaillait avec ses élèves. En ce temps-là, ils étaient une quinzaine d'hommes et de femmes de différentes classes d'âge, avec leur travail, des amateurs, donc, qui venaient pendant leurs moments de loisir. Sauf quelques-uns, comme Roy Hart, qui plus tard continua les travaux d'Alfred Wolfsohn, et qui, voulant devenir acteur, avait déjà commencé de donner des cours d'art dramatique. Ces élèves avaient une chose en commun : ils pouvaient atteindre avec leur voix des hauteurs et des profondeurs que je n'avais jamais entendues auparavant, et produire dans cette étendue vocale différentes couleurs de son qui me touchèrent profondément. Mais ce qui m'attirait encore plus que la virtuosité de leur étendue vocale, c'était de voir ce qui se passait. entre professeur et élève. C'était l'échange entre eux, cette incroyable concentration et intensité émanant des deux côtés. C'était l'effort physique dans l'extrême qui semblait transformer leur corps et l'expression-de leur visage.
Et vint le jour où je reçus ma première leçon de chant : moi aussi j'avais une voix, moi aussi j'avais la possibilité de m'exprimer. Après une telle expérience, je savais. Je savais que je devais suivre cette route ! Je crois que nous avons tous dans la vie une expérience centrale qui nous touche si profondément aux racines mêmes de notre être, une expérience où le coeur, l'âme, l'esprit sont si également impliqués qu'elle peut rayonner sur toute notre vie. Cela m'est arrivé il y a plus de 35 ans. Si j'ai gardé mon enthousiasme pour ce travail, et si mon enseignement conserve vie et fraîcheur, c'est en partie parce que je peux me rappeler à tout moment l'expérience de cette première leçon.
Bien entendu l'enthousiasme seul ne suffit pas. Vinrent--les années de recherche. LE CHANT. Alfred Wolfsohn dit à ce propos :
"Je veux souligner ici une fois de plus que lorsque je parle du chant, je ne le considère pas comme un exercice artistique mais comme la possibilité et le moyen de se reconnaître soi-même et de transformer cette reconnaissance en vie consciente. Le chant est toutefois le terrain primordial d'application de la musique, le don accordé à chacun par la nature pour lui permettre de s'exprimer. Car la communication entre les hommes s'établit par le langage, qui n'est pas seulement une combinaison neutre de sons, mais qui suit une ligne musicale ascendante et descendante. Au cours de mes efforts pour découvrir le secret du chant, rien ne m'a plus aidé dans toutes mes recherches et mes réflexions que la découverte que ce que l'on comprend unilatéralement par "expression" au sens symbolique et spirituel, doit être pris littéralement. J'ai découvert que le son de la voix humaine trouve sa pleine expression exactement au moment où la personne qui chante - ayant trouvé le bon équilibre entre concentration et tension - peut l'exprimer physiquement. Aussi simple que cela paraisse, trois facteurs seulement sont importants, trois facteurs qui constituent les éléments de base du chant : LA CONCENTRATION, L'INTENSITE, et par conséquent L'EXPRESSION. Quiconque est convaincu comme moi que précisément dans les choses les plus simples de la vie se trouvent les problèmes les plus complexes/sait également que la maîtrise de ces choses simples est la clé du succès."
Nous sommes à présent dans les années 50. Un nouveau territoire était découvert dans le royaume du son. N'oublions pas qu'alors, on parlait peu d'étendue vocale. On considérait généralement qu'un baryton, par exemple, chante dans le registre moyen compris entre le ténor et la basse. Mais il était beaucoup plus important qu'une voix soit tout simplement belle. Par conséquent, un homme émettant aussi des sons distinctement féminins et une femme qui descend dans un registre grave, risquait tout simplement de se voir taxer de grotesque, et au mieux relégué dans le domaine de la Variété.
Bien qu'il fût compris et accepté assez facilement qu'il y a aussi en toute femme un côté masculin, plus ou moins marqué selon les personnes, et qu'inversement, tout homme possède également des qualités féminines, la recherche de ces composantes en soi-même et leur expression de manière audible, non pas dans un but parodique ou sensationnaliste, mais dans un effort sérieux de trouver ces autres aspects et donc d'en apprendre plus sur soi-même, n'en constituèrent pas moins-un grand pas en avant.
Repousser les limites du son eut pour autre conséquence l'apparition spontanée d'une variété extraordinaire de sons d'animaux, d'oiseaux et de machines. Ceux-ci ont une signification très particulière pour chaque élève, presque une certaine expérience de vie, comme si soudain une strate plus profonde d'un processus d'évolution passé-avait été touchée et ré-animée.
Tous ces sons différents, peut-être présents depuis le début de l'évolution de l'homme puis oubliés, Alfred Wolfsohn les avait entendus en premier lieu dans son imagination. Il les avait pour ainsi dire entendus avec son oreille interne. Je me rappelle nettement la première fois que des sons très aigus furent atteints, et je me rappelle aussi combien de temps il me fallut pour émettre mon premier son de basse profonde ou mon premier son brisé.
Nous étions loin de la beauté du chant. Au début,,ce fut un grincement et un pincement, un hurlement et un piaillement. Et de cela naquit une autre forme de beauté : la beauté de "l'expression osée". Comme aux temps de la création émergea quelque chose qui n'était pas seulement beau, mais qui était vrai. Cette vérité fut nourrie, polie et répétée, jusqu'à ce que l'oreille s'y habitue. Ou disons plutôt que l'oreille suivit en parallèle un entraînement tout aussi intensif.
ECOUTER ENTENDRE CHANTER. Alfred Wolfsohn affirmait que tout être humain est capable de chanter, de la même façon que chacun a la faculté de rêver, à l'état de veille et dans le sommeil. Il dit dans l'un de ses manuscrits :
"La capacité d'apprécier une oeuvre d'art, même d'une façon très simple, existe en chacun de nous, sinon l'art n'existerait pas. S'il n'en était pas ainsi, je pourrais alors soutenir également qu'il a été donné à seulement quelques élus d'appréhender l'idée la plus grandiose et la plus sublime que l'humanité possède l'idée de Dieu. L'art est la possibilité de rêver et d'être capable d'interpréter et de façonner ses rêves. "
Il prenait assurément les rêves de ses élèves au sérieux. Pour moi, ce fut un rêve, un seul, qui m'a accompagnée jusqu'à ce jour. Le voici :
"Je marche dans la rue avec Awe - c'est ainsi que nous l'appelions - dans une grande ville. Il ne s'agit pas d'une simple promenade, je crois que nous nous rendons à un concert, car je me souviens d'avoir chanté par la suite. Au loin, nous apercevons une rue très large, toute grise et goudronnée. Les maisons de chaque côté sont grises elles aussi et d'un côté de la rue coule un ruisseau d'un aspect jaunâtre. Awe dit "Regarde ce ruisseau et souviens-t'en bien. C'est le seul au monde à couler du côté gauche de la rue, c'est le Ruisseau d'Or." Je sens que quelque chose de très important m'est révélé, même si de loin, on dirait de l'eau jaune. Comme nous nous approchons, je vois que c'est de l'or pur liquide qui couvre la moitié de la rue au milieu de la grisaille de la ville, brillant de tous ses feux. Et Awe me dit : "Ce ruisseau d'or liquide coulera dans ta voix."
Pourquoi j'aime autant ce rêve ? Parce qu'il contient dans une seule image - une image rêvée - tout ce qu'Alfred Wolfsohn, ma relation avec lui, mon état de développement à cette époque, signifiaient pour moi. Je marchais à travers une grande ville grise, près de lui. Ma relation avec lui était celle d'une élève avec son professeur. Un grand respect, pas de la vénération. J'aimais l'homme et son travail, qui pour moi ne faisaient qu'un. Ce n'était pas une promenade pour le plaisir, mais une marche vers quelque chose : toutefois il ne s'agissait pas de courir très vite vers un objectif, mais quelque chose devait m'être montré, lentement, peut-être même en s'attardant sur quelques détours. Tout m'avait semblé gris, morne et indistinct. C'était le monde d'où je venais, qui ne pouvait pas être mis de côté si aisément. Un signe lumineux, quelque chose de jaune et de fluide, apparaissait au loin, dont je ne pouvais que deviner l'importance. Il parlait de quelque chose de précieux, un ruisseau d'or. J'y étais conduite.
C'était bien là le facteur décisif, l'essence de l'art et de la manière d'Alfred Wolfsohn d'enseigner et d'éduquer. Il n'assommait pas ses élèves de théories imposées de force, mais avec une patience infinie, il encourageait des énergies et des dons peut-être latents et les faisait s'épanouir - nous étions conduits vers nous-mêmes. Une grande sérénité émanait de lui, et lorsqu'il parlait, ce n'était pa^; un discours pour lui-même, mais un engagement qu'il avait envers la personne qui se trouvait là en face de lui. Il me disait que je devais regarder le fleuve attentivement et bien me le rappeler. Regarder et se rappeler exigent que l'on soit actif. Une fois conduit quelque part, le travail sur soi-même commence, la répétition, la recherche et la mémorisation.
Sa voix était posée et ce qu'il avait à dire ne s'adressait pas seulement à l'esprit, mais à ce qui se trouve plus profondément derrière : la réceptivité du coeur. C'était un professeur strict, il n'avait<)as de préférés. Ponctualité et objectivité - dans le travail - et en même temps un grand sens de l'humour. Je ne sais pas si c'était le fameux sens de l'humour berlinois, en tout cas, il était lié à un sens de la mesure, c'est-à-dire qu'on ne se prenait pas trop au sérieux.
Puis nous arrivions au ruisseau qui coulait du côté gauche et je pouvais voir moi aussi que c'était de l'or liquide. Mais comment cet or arriverait-il dans ma gorge ? Je devais le boire, je devais l'intégrer à mon corps.
Pendant treize ans, je marchai à côté de cet homme. Je n'ai aucun doute. C'est lui qui a le plus influencé ma vie. Si je devais résumé ce que j'ai appris de lui, je dirais que c'est sa capacité d'aimer la vie, c'est-à-dire de rester jeune et de communiquer.
Des célébrités mondiales vinrent dans son studio, ainsi que des professionnels de la musique et du théâtre, des médecins, des psychiatres, des écrivains, des journalistes. Ils étaient invités à juger, critiquer, être témoins. La presse commença à se rendre compte qu'il se passait quelque chose, des articles parurent dans les journaux et les magazines du monde entier. Des expressions douteuses étaient utilisées, comme "phénomène vocal" ou "magie de la voix", et certains élèves furent. soumis à des examens scientifiques, laryngologiques, qui confirmèrent par des mesures exactes que les cordes vocales et le larynx fonctionnaient normalement. Pour couronner le tout, Alfred Wolfsohn reçut le soutien du Dr Paul Moses, professeur à l'Université de Stanford, en Californie, qui déclara qu'il le considérait comme l'un des plus grands experts des problèmes de la voix humaine au monde.
Alfred Wolfsohn avait pu consolider l'oeuvre de sa vie jusqu'à ce point. Elle lui avait coûté toute sa force physique et psychique. Il tomba gravement malade, et malgré un rétablissement partiel, pendant lequel il recommença à enseigner, parfois même depuis son lit, il mourut en 1962.
Ce fut alors Roy Hart, qui avait été son élève pendant dix-huit ans; qui continua son oeuvre. Né en Afrique du Sud, il avait obtenu une bourse pour étudier à l'Académie Royale d'Art Dramatique de Londres afin de devenir acteur. Bien que promis à une brillante carrière, il préféra se consacrer avec Alfred Wolfsohn à une recherche sur la nature et la signification de la voix humaine, ayant pris lui-même conscience du fait que sa voix n'était pas enracinée, incarnée.
II fut et reste le meilleur exemple du fait fondamental que l'étude de la voix demande du temps et de l'assiduité. Il dit lui-même, je le cite :
"Chanter, dans le sens où nous le pratiquons, est littéralement la résurrection ou la rédemption du corps. La capacité de "tenir" la voix en identification avec le corps donne au concept "Je suis" sa réalité biologique. L'aptitude à tenir bon avec le corps tout entier lors de l'émission vocale peut, grâce à un entraînement approprié, développer une aptitude à tenir bon dans des situations complexes de la vie quotidienne. Parce que j'ai appris a tenir mon corps dans le son, j'ai découvert que j'étais capable de tenir mes élèves dans la même concentration."
Désormais, non seulement il assuma la responsabilité de sauvegarder son héritage mais aussi celle de faire évoluer les idées d'Alfred Wolfsohn, et de les marquer de son empreinte.
Ce qui était au départ un travail de recherche pure pouvait à présent être appliqué de plus en plus dans le domaine artistique et devint finalement un théâtre, qui a porté son nom jusqu'à ce jour, car après tout, c'était un homme de théâtre. Ce qui avait été au début exclusivement une relation de maître à élève se développa pour constitues un groupe soudé, avec un esprit de groupe - ou plutôt de famille. Les petites démonstrations de travail vocal du début évoluèrent peu à peu en représentations 'théâtrales. L'idée d'une voix de plusieurs octaves, née du besoin psychologique d'un homme de trouver des réponses concernant sa propre voix, et qui était devenue un outil solide tant sur le plan thérapeutique qu'artistique, rendant audible la possible intégration de la personnalité, changea légèrement d'orientation : les études thérapeutiques/artistiques firent place à l'application artistique/thérapeutique. La distinction est subtile car utiliser la voix comme nous le faisons, et apprendre à quelqu'un à découvrir ou à développer sa voix, touche inévitablement des forces psychiques qui doivent être comprises et sur lesquelles il faut parfois travailler. En ouvrant de nouveaux territoires dans sa voix, nous allons à la rencontre de grandes surprises - elles apportent joie, satisfaction, sentiments et sensations inattendus ; mais certains problèmes psychologiques sont aussi mis en lumière. Par exemple, soit on interprète une chanson ou un texte théâtral pour se confronter avec une relation personnelle difficile, soit l'interprétation théâtrale ou chantée gagne en substance parce qu'elle est nourrie par cette confrontation. Là réside la différence entre les deux approches.
Les réunions de groupe qui eurent lieu dans cette famille "synthétique", qui passa rapidement de 20 à 40 membres, de toutes les conditions sociales, aussi différents dans leurs nationalités que dans leurs raisons d'être là, ces réunions fournirent un espace pour explorer nos rêves et pour observer la relation entre ce langage des rêves et nos expériences et comportements de tous les jours.'Aucun problème personnel n'était occulté. Mais l'objectif n'était pas tant de résoudre un problème ou de "guérir" quelqu'un que de stimuler le potentiel créatif et artistique de chacun de nous, ce qui, le plus souvent, apportait une réponse au prétendu problème.
Une grande importance était et est toujours accordée à l'art d'écouter : s'écouter les uns les autres, écouter notre propre voix, écouter par dessus tout les nuances infinies de ce qui est derrière la voix. C'est l'extension de la sensibilité de notre oreille qui compte dans notre enseignement et dans notre apprentissage.
Le rêve et le désir de Roy Hart était d'aboutir à une nouvelle conception du théâtre : le théâtre en tant que mode de vie. Les premières représentations publiques en témoignent. Nous continuions à nous appeler un théâtre amateur, car chacun de nous avait un travail' pour gagner sa vie et que seuls nos moments de loisir pouvaient être consacrés à ce que nous considérions comme la partie la plus importante de notre existence,^ mais le besoin de nous impliquer à plein temps se fit bientôt sentir.
Une nouvelle expérience allait être tentée : vivre et travailler ensemble sous un même toit. Le toit en question - celui d'un vieux château dans le sud de la France, fut trouvé et le déménagement eut lieu en 1974;
- A peine installés, nous perdîmes Roy Hart. Il trouva la mort dans un accident de voiture, avec sa femme et une autre membre du théâtre.
Non seulement avions-nous perdu nos amis, collègues et professeurs très chers, mais la question se posa une fois de plus : ces idées uniques dépendaient-elles totalement de la forte personnalité d'un seul homme, ou étaient-elles suffisamment enracinées pour vivre et continuer à évoluer ?
Une sorte de conseil interne fut constitué par plusieurs d'entre nous. Ce qui avait été un groupe d'amateurs devint une petite association. De nouveaux domaines de responsabilité se constituèrent. Il y avait la direction artistique, le corps enseignant, les finances, il y avait une demeure à entretenir, et le travail administratif.
La vie associative amena aussi le professionnalisme. Elle amena la reconnaissance et l'expansion. Aujourd'hui nous jouons et enseignons dans bien des pays différents dans le monde entier, et des professionnels et non professionnels viennent étudier avec nous en France. Pour cela aussi, nous avons un prix à payer. Justement parce que nous voyageons tant, c'est-à-dire que nous sommes absents de notre centre d'activité, nous avons moins d'occasions de nous rencontrer tous ensemble, nous avons moins de temps pour nos besoins et notre développement psychiques personnels.
Ce qui nous a permis de rester ensemble, c'est que nous avons tenu bon, malgré ou peut-être à cause des différentes tendances, dans notre travail vocal, c'est-à- dire : la leçon de chant. Les créations artistiques des différents, metteurs en scène parmi nous peuvent tendre plus vers la musique, elles peuvent être des compositions propres, des pièces classiques ou modernes, elles peuvent inclure la danse ou l'imaginaire. Dans tous les cas, le point de départ, ou plutôt le centre est toujours la leçon de chant : cette confrontation enfin avec soi-même. La voix en tant que sonde et en tant que miroir.
Le processus d'apprendre à explorer la vie sous toutes ses formes et de la transformer en théâtre. Une philosophie dont l'un des principes de base est de faire un pont entre la vie et le théâtre.