ALFRED WOLFSOHN, L’HOMME ET SES IDÉES

par Sheila Braggins

traduit de l'anglais par Laurent Stephan

 

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........................................................................................................................................................Portrait d’Alfred Wolfsohn

.........................................................................................................................................................peint par Sheila Braggins;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;

;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;;Sheila Braggins (à gauche) et Marita Günther

 


Quand Marita Günther est décédée en mai 2002, j’ai réalisé à quel point il était important que ceux quiavaient connu Alfred Wolfsohn (aussi appelé AW ou Awe) ne perdent pas de temps et se mettent à écriresur lui et sur les idées qui étaient les siennes.

En 1949, Marita s’est déplacée de la ville de Leipzig où elle était née vers la zone russe de l’Allemagne.Elle est venue en Angleterre, où elle a travaillé quatre ans comme domestique avant d’obtenir la nationalité britannique. Comme sa grand-mère et la mère d’AW étaient cousines, elle l’a contacté après son arrivée dans ce pays. Elle a rencontré un homme qui avait de profondes convictions à propos de l’être humain, sa voix et son humanité. En plus de ce que Marita a écrit sur lui dans le fascicule Qui était Alfred Wolfsohn, on peut trouver de nombreuses notes concernant AW dans les carnets personnels
qu’elle écrivait.

En 1947, j’avais dix-neuf ans et j’étais sur le point de commencer mes études d’ostéopathie à l’Hôpital Guys à Londres. J’étais aussi très intéressée par le chant et la psychologie, c’est pourquoi ma professeur de piano, qui était elle-même élève d’AW, m’a suggéré de le rencontrer. Très rapidement, j’ai pris des cours avec lui. J’ai rencontré Marita en 1950. Nous étions toutes les deux élèves d’AW et nous sommes devenues amies, et en 1957 nous nous sommes occupées de lui pendant ses dernières années de convalescence, apprenant à le connaître en tant qu’ami et professeur. AW nous a tous encouragés à user de notre créativité de différentes manières et j’ai peint le portrait reproduit ci-dessus. C’était mon tout premier tableau, et je l’ai terminé une semaine avant qu’il ne meure. Très peu de temps après, je commençai le portrait de Marita. Mais ce portrait ne semblait pas parti pour lui ressembler, et j’ai alors décidé de juste peindre un visage. Ce qui en a résulté ne ressemblait pas vraiment à Marita, ni à moi, mais c’était le portrait de notre âme. La photo qui figure en tête de cet article a été prise lors de notre soixante-dixième anniversaire (Marita était née un mois après moi). Je crois que la proximité de notre relation et le nombre de fois où nous avons travaillé ensemble sur les écrits et les idées d’Alfred Wolfsohn me permettent aujourd’hui de présenter son point de vue sur AW en même temps que le mien, au moment où j’entreprends de décrire cet homme hors du commun.

Qui était cet homme ? Comme l’écrivait Marita, « il semble que les facettes de son caractère soient aussi nombreuses que ses idées sur la voix à multiples octaves. Pour sa famille et ses amis, c’était Alfred, le fils attentionné, le frère aimé ou l’ami fidèle. En Allemagne, ses élèves l’appelaient Mr Wolfsohn ou, d’une manière plus intime, Wolf. En plaisantant, un cousin l’appelait Le grand Mage ou Le Prêtre, en référence à une légende hassidique. Un ami proche, qui était aussi son élève, le surnommait « Hott », pour Hottentot, à cause de sa chevelure bouclée et indisciplinée. Une jeune peintre (Charlotte Salomon) a inventé pour lui le patronyme d’Amadeus Daberlohn.

D’une manière plus générale, les autres l’ont nommé en fonction de la perception qu’ils avaient de sa personne : vieux sage, pédagogue musical, professeur de chant divinement fou, intellectuel traumatisé par la guerre, philosophe mélancolique, homme charismatique, charlatan, l’un des plus grands experts mondiaux de la voix, le prophète d’acrobates vocaux, Animus idéal pour vieilles filles solitaires, ou, tout simplement, Maître. Dans son manuscrit, il peut se donner à lui-même le nom de Gabriel (c’est-à-dire celui d’un archange) mais aussi se comparer de manière aigre-douce à une bouilloire dans une poubelle. En Angleterre, ses élèves l’appelaient Awe, d’après les initiales de son nom : A.W. « Monsieur Wolfsohn » leur aurait semblé trop formel et l’appeler par son prénom aurait semblé trop familier en regard du respect qu’ils lui portaient. "1

LA NAISSANCE ET LE DÉVELOPPEMENT DE SES IDÉES

Alfred Wolfsohn est né à Berlin le 23 septembre 1896 dans une famille juive allemande de la classe moyenne. Ses parents n‘étaient pas des juifs orthodoxes pratiquants, mais AW fréquentait la synagogue avec son père à l’occasion des fêtes juives. L’un des cousins de son père était rabbin. Alfred est allé à l’école Zum Grauen, une école assez réputée de Berlin. Son père travaillait comme ébéniste et tapissier et il était fier d’avoir servi l’Allemagne comme soldat durant la guerre de 1870-1871. Le fait d’avoir combattu pour le Kaiser et le Reich alors même qu’il était juif prouvait sa loyauté et il est resté fervent patriote toute sa vie. Le père d’AW est mort quand ce dernier avait dix ans et AW parle de cette disparition dans ses deux manuscrits Orphée ou Le Chemin vers un masque et Le pont. Le père d’AW a eu une influence modeste sur sa scolarité, mais il lui a appris à toujours assumer sa judéité : « Mon fils, tu es juif, tu appartiens à une minorité contre laquelle abondent les préjugés et les sentiments haineux. Pour cette raison, tu devras faire deux fois plus et deux fois mieux que les autres. » Il lui inculquait de la sorte qu’il faisait partie d’une minorité laissée à l’écart par la majorité des citoyens, et ces principes ont pesé lourd sur les épaules d’AW et ont porté une ombre sur sa jeunesse.

Quoi qu’il en soit, AW se sentait être le maillon d’une chaîne dans sa famille. Dans Le pont, il écrit : « Je dois continuer la vie de mes parents et si possible la développer et l’amener à un accomplissement. Si je me tiens à cela, je serai en moi-même un témoignage de la vie et de ce qu’est une vie bien remplie. »

Avec nous, ses élèves, AW évoquait très peu le passé ; les pensées contemporaines occupaient entièrement ses pensées. Mais ici et là, dans ses manuscrits, on peut entr’apercevoir le garçon sensible qu’il a été. Il décrit dans Orphée sa participation à des activités de chant choral avec l’école, dans la forêt de la Marche de Brandebourg. Il explique comment ce jeune garçon qu’il avait été, et avec qui il n’avait plus grand-chose en commun, se tenait là à chanter dans la forêt paisible avec les autres et comment sa jeune âme, habituellement solitaire et effacée, se redressait alors. Plus tard, devenu jeune homme, alors qu’il se promenait seul sur la plage, il a senti dans ses sinus le vent qui soufflait contre lui, mettant son corps en mouvement, le faisant danser et faire des sauts, inventer de drôles de mots et pousser des cris extatiques ; il chantait alors du plus profond de son être.

Sa sensibilité s’exprime dans ses écrits. Marita parle de lui en ces termes : « Il se comportait souvent en poète visionnaire, même s’il n’aurait peut-être pas apprécié être qualifié ainsi. En tentant d’expliciter ses pensées, il vagabondait dans la littérature, citant des passages entiers de nouvelles ou de pièces de théâtre ou de poèmes, et revenant sans cesse aux peintures et aux sculptures qu’il aimait, utilisant tout ce qui pouvait illustrer ses arguments. Il avait reçu une éducation libérale, comme la plupart de ses contemporains juifs, et il participait de la culture allemande en étant considérablement sous son influence. Il connaissait Goethe et Schiller sur le bout des doigts. Ses pensées philosophiques étaient charpentées par celles de Kant, Schopenhauer, Nietzsche, mais il connaissait aussi les autres littératures européennes : Tolstoï, Dostoïevski, Ibsen, Strindberg et Hamsun lui étaient familiers. Il pouvait proférer des généralités, mais il revenait inlassablement à ses opinions personnelles. Tout ce qu’il a pu dire est né de sa propre expérience. » 2

Il était très proche de sa mère. Elle s’efforçait d’élever une nombreuse famille : AW, Nelly sa soeur aînée et bien-aimée (morte à Auschwitz) ses deux demi-frères et la demi-soeur que son père avait eue d’un précédent mariage. Marita pensait que la mère d’AW adorait ce dernier et qu’elle l’avait souvent gâté en raison de sa santé fragile.

Le fait que la vie de sa mère ait été guidée par le devoir avait fait forte impression à AWE et comptait sans doute beaucoup dans son envie d’affranchir les femmes des tâches ménagères. Sa mère s’était profondément identifiée au cas Dreyfus dans lequel un officier juif français avait été accusé à tort d’avoir vendu des secrets militaires à l’Allemagne et emprisonné sur l’île du Diable en 1894. Dans Le Pont et dans Orphée, AW surnomme sa mère la « prisonnière de l’île du Diable ». Durant son enfance, il a souvent effrontément fait référence à l’affaire Dreyfus, parce que ça ne manquait jamais d’animer sa mère quand elle était fatiguée ou mélancolique.

AW pensait que c’était sa mère qui avait éveillé en lui son intérêt pour la voix. Pour le distraire, elle lui avait souvent chanté une chanson dans laquelle elle utilisait successivement un timbre haut perché de petite fille pour imiter la voix d’un ange, puis un autre placement bien plus grave pour la voix de Saint-Pierre. Plus tard, les cris de ses camarades blessés qui appelaient leur mère ou s’adressaient à Dieu pendant la guerre de 14 représentèrent le déclic final qui l’a conduit à entamer son travail sur la voix.


À la fin de la guerre, il était mentalement et physiquement brisé. Il était de plus désespéré à l’idée d’avoir perdu son âme et sa relation à Dieu. Il pensait que Dieu l’avait laissé tomber pendant les combats et il l’avait donc renié. Il souffrait aussi d’une forte culpabilité pour avoir rampé dans la boue en s’éloignant d’un camarade mourant qui appelait à l’aide. Après s’être éloigné de cet homme en rampant il a été blessé, il a perdu connaissance et quand il s’est réveillé il était enseveli sous d’autres corps, au milieu d’une pile de cadavres. Après la guerre, il est allé dans un sanatorium pour une courte période, mais il a continué pendant de longues années à souffrir de crises qui allaient parfois jusqu’à l’évanouissement. Après avoir quitté le sanatorium, il a passé quelque temps en Italie, ce qui semble avoir ragaillardi son âme et revigoré son corps. Il a ensuite décidé de devenir chanteur, mais les quelques leçons de chant qu’il a prises alors l’ont laissé sur sa faim. En parallèle, il a accepté plusieurs boulots alimentaires pour financer ses activités et venir en aide à sa mère en mauvaise santé. Son inaptitude à trouver comment s’exprimer vocalement, la perte de son Dieu et son sentiment de culpabilité ont donné l’impulsion à sa recherche consistant à trouver l’être humain à travers sa voix. En fait, la totalité de ses travaux n’est qu’une longue quête en vue de trouver le mystère qui se cache derrière la voix humaine ou de retrouver la voix divine.

Pour clarifier ses idées et afin de résoudre ses propres problèmes, il a commencé à travailler avec des chanteurs plus âgés que lui qui « perdaient » leur voix et avec d’autres qui rencontraient différentes difficultés vocales. Il y avait parmi ceux-ci certains cas considérés comme désespérés. AW s’est aperçu que ces gens-là avaient eux aussi traversé des épreuves psychiques, des dommages comparables à ceux dont il avait lui même souffert pendant la guerre. Il a pensé qu’aucun progrès vocal ne pourrait être fait tant que ces accidents psychiques n’étaient pas traités en restaurant la confiance que ces chanteurs avaient en eux-mêmes et en leur transférant ses propres croyances et la force qu’il avait en lui.

Pour parfaire ses connaissances des liens unissant la voix et la personnalité, AW a lu assidûment tout ce qui était publié dans le domaine de la psychologie. Ces parutions étaient alors nombreuses et leur influence allait croissant. Il s’aperçut qu’il y avait beaucoup de points communs entre les observations qu’il faisait dans son champ d’action et les principes de base de la psychanalyse et de la psychothérapie. Il se pencha en particulier sur les théories de Jung, car les concepts d’archétypes, d’Ombre, d’Animus et d’Anima que ce dernier énonçait paraissaient à AW non seulement discernables dans la psyché, mais n également audibles dans la voix. Il n’y a aucun doute qu’AW avait un intérêt tout à fait spécifique pour Jung et qu’il aurait vivement souhaité entrer en contact avec lui. On ne sait pas exactement comment cela a été possible, mais AW a effectivement rencontré Jung dans un hôtel en Allemagne, peut-être quand il travaillait comme pigiste pour un journal. Dans ses notes, Marita cite les mots qu’AW a employés pour parler de cette rencontre : « J’étais là devant lui, et il n’y eut pas un mot d’échangé entre nous. Ce n’est qu’après une pause que nous eûmes l’occasion de nous saluer. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans son esprit, mais je n’ai pas oublié le rire intérieur qui était le mien : Nous voilà l’un en face de l’autre, lui si grand et moi si petit en comparaison, c’est comme un père et un fils. Le lendemain matin, je le voyais à nouveau, et c’est comme si les rôles étaient inversés : il était assis et j’étais debout, comme un père face à son fils. Si je parle de ça, c’est que durant la nuit séparant ces deux rencontres, j’ai fait un rêve prophétique qui anticipait presque au détail près la deuxième rencontre. Du fait que j’ai perdu très tôt mon père, je ne m’étais plus vu moi-même comme une figure de fils depuis cette disparition ». AW a eu beaucoup d’échanges épistolaires avec Jung par la suite, et il a essayé d’organiser une nouvelle rencontre avec lui mais cela a été en vain, à son grand désespoir.

AW était convaincu que chaque être humain pouvait chanter, de même façon que chaque être humain pouvait rêver, que ce soit en état de veille ou de sommeil. Il pensait également que chaque individu avait la possibilité d’être créatif d’un point de vue artistique, sous une forme ou une autre. Ses manuscrits sont pleins de pensées philosophiques et analytiques relatives à la créativité sous toutes ses formes, à la mythologie, à la religion et aux relations entre les créateurs et leurs créations : la fresque de Michel-Ange qui représente Dieu et Adam, Goethe et son Faust, Chaplin et son personnage de Charlot, Dostoïevski et Raskolnikov. Qualifier la relation de l’artiste à son art comme d’un « amour pour l’art » ne convenait pas du tout selon lui, les vrais artistes ne connaissant aucune division entre leur vie et leur art. AW pensait que l’artiste devait avoir le cran de dire « L'art, c'est moi ».

Pour ce qui est du courage, il disait aussi « Pour nous, humains, quoi de plus approprié que les mots AVANTI E CORAGGIO ? » Il utilisait souvent cette expression sur un mode léger, en guise d’encouragement, mais il en faisait aussi usage sur un ton très sérieux. À propos du monde qui l’environnait, il était très sérieux lorsqu’il disait : « Nous vivons dans une atmosphère de fin de monde, et nous tournons en rond en étant fascinés par un passé révolu auquel on accole beaucoup d’attributs positifs. Et pourtant la rage, la désespérance, la misère, l’absence de pensée, la haine, le manque de compréhension et d’attention envers notre prochain ont joué le même rôle dans le passé et dans cette guerre que nous venons de vivre… Avec quelle rapidité et quelle vacuité de pensée l’homme peut passer du sublime au ridicule… J’ai dû découvrir et accepter qu’il y a en moi l’homme le plus ridicule au monde. J’ai aussi appris qu’effectuer un simple pas peut parfois représenter une longue et pénible route. Je me réconforte en pensant que je peux me donner la chance d’opérer ce petit pas qui sépare le ridicule du sublime, ce petit pas qui sépare le manque d’harmonie, la confusion, le désordre et le ridicule d’avec la stabilité, la concentration et l’écoute ». AW pensait que cela demandait du courage de s’opposer à la bombe atomique et de s’attacher dans le même temps à faire des choses positives pour nos vies au quotidien.

Nous devons également trouver le courage de nous dépasser, le courage de réaliser des choses qui nous semblaient a priori impossibles, et faire cela pour de bonnes raisons. Il nous faut constamment regarder en face les motivations cachées qui nous font agir, rien ne doit être fait sans conscience. Il nous faut trouver le courage de lutter pour la connaissance, mais avec discernement. Dans Le Pont, il nous met en garde : « Nous devons approcher la connaissance comme un véritable amant, et non pas la forcer en violeur avide de satisfaire sa soif du pouvoir ».

Pour en revenir à l’art, AW croyait que la force et le secret du peintre résidaient dans sa capacité à créer une image silencieuse, mais qui nous « parlerait ». C’est à cette époque qu’il a travaillé avec Charlotte Salomon, une jeune étudiante en art graphique à Berlin. Elle utilisait un autre art que la voix dans le même but de se découvrir elle-même. Charlotte était la fille de son ami médecin, le professeur Salomon, et la belle-fille de Paula Lindberg, une chanteuse réputée. L’oeuvre de Charlotte « Vie ? ou Théâtre ? » constituée de plus d’un millier de peintures réalisées dans le sud de la France avant que Charlotte ne soit déportée à Auschwitz a acquis une renommée internationale. Ce travail produit de 1940 à 1942 n’aurait jamais existé si AW n’avait pas parlé et encouragé à maintes reprises cette jeune fille qui avait une piètre opinion de ses compétences et un penchant dépressif. Il y avait dans sa famille une troublante histoire de suicides, et quoi qu’elle-même ne sût alors rien de ces histoires, AW était profondément inquiet parce qu’il reconnaissait en elle des tendances suicidaires. Dans « Vie ? ou Théâtre ? » Charlotte raconte comment elle a parlé à sa grand-mère à la manière d’AW après que celle-ci ait effectué une première tentative de suicide infructueuse. Elle souhaitait ainsi mettre sa grand-mère à l’abri de futurs épisodes dépressifs et pensait avoir atteint son but. Mais quand sa grand-mère a fait une deuxième tentative qui se solde par sa mort, Charlotte s’entend raconter abruptement par son grand-père à quel point les suicides font partie de l’histoire familiale. Elle est tellement choquée qu’elle sent qu’elle pourrait elle aussi sombrer dans une dépression profonde, mais elle pense à AW et à leurs longues discussions. Elle décide alors de suivre son instinct créatif et de créer de la Vie plutôt que de la mort. À ce terme de Vie, elle accole dans le titre de son oeuvre celui de « Théâtre » liant étroitement ces deux mots, comme AW le faisait souvent : il disait toujours que la Vie était encore plus « dramatique » que le Théâtre.

Le premier manuscrit d’AW, Orphée ou Le Chemin vers un masque a été écrit à Berlin à cette période, et il l’avait donné à lire à Charlotte. Dans les écrits qu’elle insère dans ses toiles, elle le cite pratiquement mot pour mot, faisant preuve d’une stupéfiante mémoire. Elle avait compris et incorporé en elle la philosophie d’AW de manière bien plus profonde que beaucoup d’autres élèves.

AW avait juste commencé à mettre en ordre et à articuler ses idées sur l’être humain et ses recherches sur la voix lorsque les événements politiques ont mis une fin à son travail en Allemagne. Après avoir trouvé refuge à Londres, il a été incorporé dans l’armée et envoyé avec le premier Corps d’expédition en France, où il a fait partie des derniers groupes de soldats évacués de Dunkerque, puis de Saint-Malo. Il a ensuite été libéré des obligations militaires.

Son second manuscrit, Le Pont, a été écrit juste après la guerre. Dans cet ouvrage, il parle beaucoup de Charlotte. Il décrit à quel point il avait l’impression de parler à un mur. Il pensait n’avoir eu aucune influence sur ses idées, ni sur la perception qu’elle avait de ses propres compétences. Il détaille et analyse de nombreuses peintures que Charlotte avait faites à Berlin. Il savait qu’elle était morte à Auschwitz, mais il ignorait tout de l’existence des peintures réalisées dans le sud de la France. Lorsqu’en 1961 il a reçu une brochure concernant la première exposition de l’oeuvre de Charlotte qui se tenait à Amsterdam, il est resté sans voix. Il était stupéfait et profondément touché par ce qu’elle avait réalisé et par la forte impression qu’il lui avait faite.

LE CHANT ET L’ENSEIGNEMENT À LONDRES

Voici ce qu’AW disait lui-même :

« Je voudrais souligner que ce que j’appelle « chant » n’est pas seulement pour moi un exercice artistique auquel on pourrait s’adonner. Chanter offre aussi les moyens et la possibilité de se connaître soi-même et de transformer cette connaissance en vie consciente. Le chant appartient au territoire musical primitif, il est le don que la nature a accordé à chacun pour permettre l’expression de l’être. La communication entre les humains se fait à travers le langage, mais elle n’est pas qu’une combinatoire neutre de sons. Elle contient le flux et le reflux du mouvement musical. Dans mes tentatives pour comprendre le secret du chant, rien ne m’a plus récompensé de mes efforts que la découverte de ce que « l’expression » - que j’avais dans un premier temps compris dans son sens symbolique et émotionnel - doit aussi être compris au sens propre. J’ai constaté que la voix humaine gagne sa pleine expression au moment exact où le chanteur, ayant trouvé le bon équilibre entre concentration et tension, peut l’exprimer audacieusement. Pour aussi simple que cela puisse paraître, les éléments qui importent dans le chant ne sont qu’au nombre de trois : concentration, intensité, et la résultante de ces deux premiers, qui est l’expression. Tous ceux qui sont convaincus comme moi que c’est précisément dans les choses les plus simples que résident les problèmes les plus complexes savent que c’est en maîtrisant ces éléments simples qu’on peut atteindre le but qu’on s’est fixé. » 3

Après la guerre, AW a commencé à faire travailler dans le nord de Londres un groupe constitué en grande partie de voix jeunes, pour explorer la possibilité de faire tomber les frontières liées aux genres masculin et féminin ainsi qu’aux limites habituelles des hauteurs de voix et des dynamiques de celles-ci. Il est important de replacer ses idées dans le contexte de l’époque. Avant les années 50, la notion de registre vocal n’était que rarement remise en question, on utilisait la classification habituelle de basse, baryton, ténor, alto, soprano, soprano coloratura etc. À chaque type vocal correspondait un certain registre. Cela aurait été étrange, pour ne pas dire plus, qu’un homme chante avec une voix féminine et vice versa. Le critère exclusif était celui de la beauté, c’est-à-dire, pour reprendre les mots d’un ami d’AW cité dans Orphée ou Le Chemin vers un masque : « quand ça te donne la chair de poule partout ». Il aurait par exemple été impensable qu’un chanteur d’opéra utilise un son affreux pour exprimer une émotion affreuse. AW pensait au contraire qu’il fallait permettre à la voix d’exprimer la palette de toutes les émotions, et beaucoup d’entre elles ne sont pas belles.

Même si les élèves d’alors pouvaient accepter d’un point de vue intellectuel qu’ils aient en eux des éléments mâles et femelles, c’était quand même un grand pas que de partir à la recherche de ces éléments et de les exprimer de manière audible, non comme une performance technique ou comme une parodie, mais avec sérieux, dans le but de découvrir et de comprendre ces parties cachées d’eux-mêmes et donc d’en apprendre plus sur qui ils étaient. Les frontières intérieures s’en trouvaient balayées et les frontières sonores tombaient. Aujourd’hui, si vous mettez la radio pour écouter des musiques actuelles, il est souvent impossible de savoir si c’est un homme ou une femme qui chante, et on trouve ça assez normal. De même, maintenant qu’on n’a plus le même regard sur la « normalité », les élèves travaillant de nos jours avec la pédagogie Roy Hart Theatre ont beaucoup plus de facilité à étendre le registre de leur voix que nous à notre époque, et ils produisent des sons extraordinaires que nous avons dû batailler ferme pour libérer. On peut maintenant trouver plusieurs chanteurs capables d’interpréter "Huit chants pour un roi fou" écrit en 1968 par Maxwell Davies, alors que cette composition a été écrite spécifiquement à destination de Roy Hart, pour les possibilités vocales exceptionnelles de cet interprète. Les années 50 ont donc représenté un tournant dans l’histoire de la voix puisque de nouveaux territoires sonores ont été explorés.

Confronté à l’effondrement de ces différentes frontières sonores, AW tenait à répéter qu’on ne faisait pas ça juste pour le plaisir de faire tomber des barrières. Le processus qui permettait ces changements était créatif et non planifié. Pour citer Marita : « L’émergence spontanée d’une extraordinaire variété de sons d’animaux, d’oiseaux, de bruits mécaniques représentait un autre aspect de la chute des barrières sonores. Ces sons prenaient une signification différente pour chaque élève et les moments de franchissement étaient presque vécus comme des expériences de vie ; c’était comme si soudainement une couche plus profonde du processus d’évolution des espèces avait été touchée et se trouvait réactivée. Tous ces sons – qui ont peut-être été enterrés dans les profondeurs de l’être humain depuis ses origines - AW les avait entendus en lui. Il croyait que ces potentialités cachées de la voix pourraient avoir une portée beaucoup plus large que ce qu’on pourrait a priori en attendre, et que chaque être humain, pour peu qu’il le souhaite, pourrait en faire l’expérience de manière singulière. » 4

Au fil des années, nombreux sont les visiteurs qui sont passés par le studio de chant d’AW. Ils appartenaient au monde littéraire, artistique, scientifique ou musical, comme Arthur Koestler, Peter Brook, Aldous et Julian Huxley, Edward Downes, Hermann Scherchen, pour n’en nommer que quelquesuns. Leurs réactions étaient extrêmement variables, allant de l’intérêt profond à la perplexité face à l’homme étrange qu’il était, en passant par des remarques concernant le Do Coloratura que Roy Hart aurait chanté « un peu trop bas » ou à l’accusation envers AW de se comporter comme Houdini.5 Ce travail était effroyablement difficile à accepter pour eux. Après tout, AW avait 50 ans d’avance sur son époque. La musicothérapie, le psychodrame et l’art-thérapie n’en étaient qu’à leurs balbutiements ou n’existaient même pas encore. Quoi qu’il en soit, les frères Huxley ont écrit après leur visite une lettre très élogieuse qui exprimait le plus grand intérêt pour ce travail. AW a également reçu des éloges de Paul Moses, un phoniatre des États-Unis qui le tenait pour l’une des sommités mondiales de la voix. Plusieurs articles ont paru dans la presse, Jenny Johnson - une des plus fameuses élèves d’AW - a chanté à l’Albert Hall, Roy Hart a donné plusieurs conférences démonstrations et le disque Vox Humana a été publié aux USA.

Certaines personnes ont critiqué son approche en questionnant les dégâts qu’elle pourrait occasionner à la voix, mais Marita et Jenny Johnson ont toutes deux été examinées par un laryngologue qui a pu constater que leurs cordes vocales étaient non seulement intactes mais en très bonne santé.

COMMENT IL ENSEIGNAIT

« Ce qui est étrange avec le travail d’AW, c’est qu’il est pratiquement impossible de le décrire en termes précis. On lui a souvent demandé « En quoi consiste votre méthode ? » et à chaque fois il répondait par un sourire en disant simplement « Je n’ai pas de méthode ». Une réponse pas facile à accepter, puisqu’on a pour coutume de penser que chaque entraînement repose sur une certaine méthode, même si la méthode c’est justement de ne pas en avoir ! Je peux juste me risquer à dire que sa manière d’enseigner le chant consistait à enseigner la vie. Apprendre à vivre, tout comme apprendre à aimer, ça ne peut pas se faire de manière méthodique. C’est pourquoi chaque leçon de chant est différente des autres et cela explique qu’un guide pratique « Apprenez vous-même à chanter » n’ait jamais été écrit pour cette approche. Chaque être humain est singulier, a des besoins différents de ceux des autres et vient au chant pour différentes raisons et avec son propre bagage. Pensez donc : durant deux années, AW m’a entendu chanter faux chaque note et il ne m’a jamais corrigée là-dessus, parce que je n’étais pas encore capable d’entendre par moi-même la différence ». 6

AW était un travailleur acharné. À Londres, il arrivait fréquemment à son studio de North End Road à 9 heures du matin pour n’en repartir qu’à 11 heures du soir. Les leçons duraient en général 45 minutes, parfois un peu plus, et jusqu’à 1958 il ne s’agissait que de leçons individuelles : AW vous demandait juste de chanter une note. À partir de là, la direction que prenait le cours dépendait de la perception qu’il avait de ce son, de la nécessité qu’il ressentait de l’ouvrir plus, de le rendre plus puissant, de lui donner plus de liberté, de le focaliser plus sur la tête ou sur le ventre. On faisait cela en montant puis en redescendant tout notre registre plusieurs fois, note après note, jusqu’à ce qu’un changement apparaisse dans le son, soit qu’on atteigne de nouvelles notes, soit qu’on trouve une liberté plus grande ou une énergie accrue. Il pouvait ensuite changer d’approche et demander à l’élève de chanter une phrase ou un extrait d’un chant connu, ou bien une phrase exprimant une émotion, ou encore il vous demandait de crier votre prénom, bref, il utilisait tout ce qui pouvait à cet instant lui sembler pertinent pour vous permettre de gagner en liberté d’expression. Il n’y avait pas de recette toute prête, pas de technique à proprement parler, seulement une profonde empathie et une totale compréhension de l’élève qui était là devant lui. Il y avait une pause à mi-séance, on ouvrait les fenêtres pour que l’air se régénère dans cette pièce insonorisée, le maître et l’élève fumaient une cigarette, puis AW parlait de ce qu’il avait entendu dans les sons ou dans ce que vous lui aviez confié (rêves, émotions, problèmes). Souvent, après cette phase de discussion, la voix avait gagné quelque chose. Mise en confiance par cet homme capable de percevoir votre âme, elle déployait plus largement ses ailes.

L’une de ses plus grandes qualités était de savoir s’engager totalement en accordant à chaque élève toute son attention. Il percevait avec justesse jusqu’où il pouvait pousser l’un ou l’autre, comment encourager chacun, est-ce qu’il convenait cette fois-ci de laisser l’élève chanter faux parce que c’était plus important de suivre le son, ou au contraire de le faire se concentrer sur l’écoute. Ce plein engagement avec l’élève était perceptible à différents niveaux et à chaque instant. AW ne cessait jamais d’enseigner, même lors d’une promenade, assis avec vous dans un café ou au beau milieu d’une partie de cartes. Cette implication totale se retrouve jusque dans ses livres où il ne cesse de s’adresser directement au lecteur. On peut ajouter à cela que c’est avec la même acuité qu’il observait ses élèves de chant et qu’il analysait dans ses livres certains hommes du passé (Beethoven, Tolstoï, Ibsen, Schopenhauer, mais aussi le Christ, Salomon, Saül et David).

Dans son essai Le problème des limitations, il dit que son approche psychologique est basée sur la philosophie « Connais-toi toi-même ». De là découlent les encouragements prodigués à ses élèves pour qu’ils comprennent leurs rêves. « Les rêves ne font pas qu’aider à révéler l’inconscient, ils viennent aussi faire contrepoids au sens auditif. Le rêve, c’est la première oeuvre d’art de l’homme, la création du peintre et du visionnaire. » Son manuscrit Le Pont renferme des analyses de rêves présents dans la Bible, de rêves qu’il a faits lui-même, de rêves produits par Marianne Van der Linden7 ainsi que des rêves de beaucoup d’autres gens célèbres.

Pour ma part, je pense que la plus grande des leçons que j’aie reçue de lui concerne la conscience que j’ai de moi-même : l’habilité à essayer de porter un jugement honnête sur moi, sans me déprécier ni me surévaluer. Pendant tout le temps où j’ai reçu des leçons de sa part, je n’ai jamais senti qu’il s’était trompé sur les motivations inconscientes nichées derrière telle ou telle de mes réactions. Je savais au fond de moi qu’il avait raison, même s’il pouvait parfois m’être douloureux de le reconnaître. Il est rare de pouvoir dire ça d’une relation maître – élève.

Au milieu des années 50, sa santé a commencé à se détériorer. Il a eu des problèmes pulmonaires et on lui a finalement diagnostiqué une tuberculose. En 1958, il est venu vivre dans son studio du 133 North End Road, et Marita, Roy, Kaya et moi nous sommes relayés quotidiennement auprès de lui, en fonction des contraintes extérieures de nos emplois du temps. Peu après cela, il a été admis à l’hôpital et sa tuberculose a été guérie en 1961. Lorsqu’il a réintégré son studio, il était clair pour nous tous que l’énergie dont il disposait était considérablement inférieure à celle dont il avait fait preuve les années précédentes. Chaque instant étant précieux, il a pour la première fois commencé à donner des leçons groupées à deux ou trois personnes du petit noyau que nous formions. Ses autres élèves nous rejoignaient par moments pour participer à une leçon quand AW se sentait suffisamment d’énergie pour en donner une, et si l’énergie vitale lui faisait défaut, il se cantonnait à parler avec nous. Cette période a été très spéciale pour nous qui nous occupions de lui car nous apprenions à le découvrir sur un plan plus personnel. Nous étions proches du malade qu’il était, proches de cet être toujours attentif, du professeur plein d’humour et taquin, du lecteur passionné de romans policiers, du philosophe aux pensées profondes qu’il ne cessait pas d’être. En 1962, des calculs rénaux ont nécessité sa réadmission à l’hôpital et c’est là qu’il est mort après avoir contracté une infection nosocomiale, victime de ce cauchemar hospitalier que sont les staphylocoques dorés. Il n’y avait rien à faire pour le sauver.


L’HOMME ET SA RELIGION

AW était un homme profondément religieux, mais qui ne se conformait aux règles d’aucun culte particulier. Dans les tranchées de la Première Guerre mondiale, il a renié son Dieu Juif et il s’est blâmé de ne pas parvenir à se conduire en être humain. Il a passé toute sa vie à essayer de retrouver Dieu et de se retrouver lui-même.

Cette quête l’a mené à se pencher sur les religions à travers les siècles, sur les autres dieux, les mythes, la poésie, la littérature, toutes les formes d’art et de créativité, la psychologie, bref, sur l’être humain, sur la voix et pour finir sur lui-même. À travers cette trajectoire de recherches et de découvertes, il a examiné la figure du Christ, du Fils de Dieu, du Sauveur. Il parle longuement du Christ et de ses disciples et il reconnaît quelque chose de lui dans cette figure archétypale.

Il écrit dans Le Pont : « Ma compréhension du religieux ne peut être séparée de cette idée qui le fonde :

l’expression en l’homme de la force créatrice, qui, quoique parfois cachée, est présente en chacun de nous. » Dans une lettre envoyée à Marianne, il dit clairement : « Dieu représente pour moi la force dynamique qui est en l’homme. Ce que les hommes voient en Dieu – l’inexplicable, l’infini, le Tout- Puissant – n’est qu’une projection de leurs propres potentialités. L’homme a créé Dieu à sa propre image et il a depuis lors, à travers ce millénaire, recherché la source de vie de manière à pouvoir devenir luimême cette image : le Procréateur de Vie. Les rêves les plus beaux et les plus grandioses de l’homme sont centrés sur le divin et les histoires divines sont des histoires merveilleuses produites par les parties les plus mystérieuses de l’inconscient humain. » Le Dieu dans lequel il pouvait se reconnaître, le Dieu en lui, c’était « cette fraction de seconde dans l’éternité de la victoire complète, lorsque dans la plus majestueuse et la plus magnifique solitude Dieu regarde ce qu’il a fait et qu’il l’approuve». Au sens le plus profond, s’évaluer véritablement soi-même et dire « Oui » à sa créativité car on voit « que cela est bon.»

L’histoire nous enseigne que les rêves créatifs des hommes, souvent couchés dans leurs écrits, prédisent des réalisations futures qui au moment de leur écriture paraissaient pure science-fiction. Les tapis volants des contes de fées ont existé bien avant l’aéroplane et Léonard De Vinci - le plus grand rêveur peut-être que la terre ait porté - a tout à la fois dessiné un avion et un costume de plongée avant qu’ils ne soient « inventés » ; des récits fictionnels de voyage dans la lune ont été écrits au 17e et au 18e siècle, Jules Verne a publié « De la terre à la lune » en 1865 et H. G. Wells « La guerre des mondes » en 1898 et « Les premiers hommes dans la lune» en 1901; les technologies envisagées dans « 1984 » de George Orwell sont maintenant devenues une réalité et le clonage imaginé par Aldous Huxley dans « LeMeilleur des mondes » est aujourd’hui possible. Dans la recherche scientifique elle-même, combien de découvertes révolutionnaires doivent leur genèse à un rêve ou à un « instinct » du scientifique ? Et si je peux me permettre de poser ici une question qui m’importe à titre personnel : les possibilités offertes par le clonage ne sont-elles pas une réponse au rêve de réincarnation de l’homme ?

Quand AW prend dans ses écrits le rôle du poète ou du philosophe, il parle de Dieu et à Dieu comme si ce dernier était en dehors de lui-même. Il est donc difficile pour le lecteur de percevoir qu’il parle en fait à son propre inconscient, Dieu étant pour lui le centre créatif présent en l’homme et la projection de ses visions les plus créatives.

Il termine son dernier essai Le problème des limitations sur une touche légère et souriante, quoique sérieuse aussi : « Pour prévenir tout malentendu, je dois admettre à présent que je ne connais rien de Dieu ni de sa voix. Mais depuis que j’ai lu dans la Cabale « Chaque homme est responsable du destin de Dieu » je n’ai jamais perdu le sens de ma responsabilité. Et je crois - sans prétendre tout connaître de Dieu ni de son destin, je le répète - qu’il y a en moi et en chacun d’entre nous un faible reflet du Divin. La pensée que je suis responsable de ce faible reflet et mon acharnement à traduire en actes cette pensée, autant pour moi-même que pour les autres, voilà quelle aura été la plus puissante force motrice de ma vie et de mon travail. »

Je pense en définitive qu’il voyait la vie et l’être humain comme entité unique, petite portion de l’univers appartenant au Tout, infime atome dans l’immensité dont le coeur est la Créativité, seul moyen d’atteindre l’éternité. Sans créativité, il ne saurait y avoir continuité de la vie : voilà le secret de Dieu.

Je terminerai par une citation de Marita dans laquelle transparaissent les images poétiques qu’Alfred Wolfsohn employait pour parler de son Dieu : « Invariablement, dans ses écrits, ses réflexions de haut vol culminaient en des termes évoquant la figure du Christ, puis son Dieu Juif. Aux heures les plus sombres de la Première guerre mondiale, il avait renié Dieu après s’être senti abandonné par Lui sur le champ de bataille. Il aura finalement cherché des années et même des décennies à le retrouver et à faire la paix avec lui en le tutoyant à nouveau. Au final, son Dieu a exaucé l’un de ses voeux : devenir ce que l’on appelle en musique un point d’orgue, un son suspendu entre ciel et terre pour un long temps – pour l’éternité – ce qui veut dire qu’AW a finalement appris à son âme à chanter. » L’inscription Lerne singen O Seele (Nietzsche) figure sur la plaque funéraire d’Alfred Wolfsohn au crématorium de Golders Green, à Londres.

Après la mort d’Alfred Wolfsohn, Roy Hart a repris le flambeau et continué son travail. Étant lui-même acteur (il était à l’Académie royale d’art dramatique AW) c’est tout naturellement qu’il a tiré progressivement ce travail vers le théâtre, donnant ainsi naissance au fameux Roy Hart Theatre basé à Malérargues, dans les Cévennes.

 

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Les manuscrits d’Alfred Wolfsohn sont conservés au Musée de l’histoire juive d’Amsterdam ainsi qu’au Musée juif de Berlin.

 

1 D’après le texte de la conférence donnée par Marita en 2001 à l’école « Central School of Speech and Drama », à Londres.

2 D’après la conférence de Marita « The Human Voice, La Voix Humaine, Die Menschliche Stimme ».

3 Ibid : conférence « The Human Voice, La Voix Humaine, Die Menschliche Stimme ».

4 Ibid : conférence « The Human Voice, La Voix Humaine, Die Menschliche Stimme ».

5 Prestidigitateur du début du 20e siècle, célèbre pour avoir démystifié les supercheries des médiums spiritistes.

6 Ibid : conférence donnée à la « Central School of Speech and Drama »

7 Marianne Van der Linden était une collègue de travail et une amie de Charlotte Salomon à l’École des Beaux-arts de Berlin. Après la guerre, AW a entretenu une correspondance épistolaire avec elle.

 

 

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