Paul Silber se souvient

18 mai 1975

Il était environ dix heures du matin, c'était une belle matinée printanière du mois de mai. C'était le dix-huit mai mille neuf cent soixante-quinze. Dorothy Hart venait de fêter son quarante-neuvième anniversaire dix jours auparavant, le 8 mai, et moi j'avais eu 37 ans seulement cinq jours avant, le 13. Quel beau jour ensoleillé que celui-là ! Chaud, assez chaud pour que je décide de faire ce trajet en short et torse nu dans la voiture. Là où on était, dans cet arrière-pays niçois, un vent très doux soufflait de la Méditerranée vers l'intérieur des terres. On a fait nos sacs et on les a chargés dans le coffre de la voiture. Avec les bagages de quatre personnes, il était tout à fait plein. C'était un dimanche matin hors saison, avant même le véritable commencement du tourisme sur cette partie de la côte d’Azur à présent totalement surestimée. Il n’y avait personne d’autre que nous sur les routes en ce dimanche matin. Le soleil était si agréable et la température était si douce qu'on a décidé de rouler avec le toit de la voiture ouvert. Comme d'habitude, on avait passé plus de temps que de raison à petit-déjeuner, puisqu'on avait, comme d'habitude, pris le temps d’analyser nos rêves de la nuit avant de nous mettre en route. J'avais fait un rêve fabuleux cette nuit là, que Roy et Dorothy avaient baptisés Le rêve du Phoenix. N'est-ce pas extraordinaire, à la lumière de ce qui s'est passé ensuite, qu'ils aient interprété ce rêve en utilisant précisément ce mot-là ? C'est aussi ce matin-là que Roy, après avoir entendu lire le contenu des lettres qui nous étaient parvenues de Malérargues, avait fait ce commentaire désormais fameux : « Il n'y a pas de leaders à Malérargues ». Il avait dit ça avec beaucoup de tristesse dans sa voix. La suite nous a montré qu’il avait entièrement raison.

Quand on a réalisé quelle heure il était, on a commencé à se dépêcher. On avait encore à faire toute la route avant la tombée de la nuit en suivant l’arc de la côte méditerranéenne jusqu'à Barcelone. C'était un dimanche, un dimanche très calme dans un sud-est de la France encore endormi, il nous restait peu d'essence dans le réservoir et on a cherché dans toute la ville de Nice une station ouverte, mais il n'y en avait pas. On s'est engagés sur l'autoroute en espérant qu'on allait en trouver une, et c'est ce qui s'est passé peu de temps après. C’était moi qui avais conduit la B.M.W. 2.2. jusqu’à ce moment-là. Il était environ onze heures et demie du matin. On a pris du carburant et au moment de rentrer dans la voiture pour repartir, Vivienne a demandé : « Roy, est-ce que je peux prendre le volant, maintenant ? »

Il a répondu : «Hé bien voyons, Paul, qu'en penses-tu ? »

Le moment d'hésitation qui a suivi était extraordinairement long. Normalement, Roy aurait commenté un silence si long en disant que c'était du mauvais théâtre, mais il n'a rien dit et ça m'a paru bizarre, très bizarre. Puisque personne ne disait rien, Roy a repris la parole : « Et bien c'est décidé, Vivienne, tu conduis. »

J'ai ressenti une tristesse étrange et le sentiment d'être dévalorisé. Vivienne s'est installée sur le siège du conducteur. Il ne nous restait plus que quelques minutes.

On est sortis de la station service et on a commencé à prendre de la vitesse sur l'autoroute. L'atmosphère dans la voiture était calme, très calme, presque sereine. Dorothy qui était assise sur la banquette arrière à côté de moi était tranquille et joyeuse, elle écrivait une lettre à sa famille en Ecosse. Roy était installé à l'avant, à côté de Vivienne, il lisait un livre. Elle était à sa droite, puisque c'était une voiture anglaise. On a commencé à prendre un grand virage vers la gauche. On devait rouler à 130 km/h à ce moment-là.

Vivienne s'est tournée pour regarder Roy et une chose très étrange s'est alors produite : Roy s'est retourné pour regarder Vivienne. Normalement, il n'aurait jamais fait une chose pareille, il lui aurait immédiatement dit : « Concentre-toi, Vivienne, regarde la route. »

Mais ce n'est pas ça qui s'est passé. C'était étrange, très étrange.

Combien de temps est-ce qu'ils se sont regardés ? Trois, quatre, cinq secondes ? Je ne sais pas exactement, mais ça m'a paru un temps très long. Ils étaient amoureux l'un de l'autre, peut-être que ça peut suffire comme explication, mais j'ai l'impression que ça n'explique pas tout.

Quand Vivienne a regardé à nouveau la route, elle s'est rendu compte que la voiture avait continué tout droit alors que la route tournait doucement à gauche. La voiture était déjà sur le bas-côté, en bordure d'autoroute. Dépassant du sol, une ligne de petites balises à l'extrémité rouge marquait la limite de l'autoroute. Au-delà de cette limite, il y avait un champ qui était à la même hauteur que l'autoroute. Vivienne n'était pas une conductrice expérimentée, elle n'avait passé son permis que quelques mois auparavant. Un simple redressement en douceur du volant vers la gauche aurait été suffisant pour nous remettre sur la bonne trajectoire, mais elle a été surprise de se retrouver tellement à l'extérieur de la route. Elle a réagi en donnant un grand coup de volant à gauche et notre dernier voyage a commencé. La voiture a fait une embardée vers la gauche, que Vivienne a essayée de rattraper en donnant un coup de volant vers la droite, mais encore une fois ce coup de volant était trop brutal. Je ne sais pas combien de fois on est partis à droite, puis à gauche, puis à droite encore, je pense que c'était plusieurs fois. Roy avait reposé son livre sur ses genoux, il regardait droit devant lui et il avait sur les lèvres un drôle de petit sourire. Sagement, il n'a pas essayé d'apporter la moindre aide à Vivienne dans son combat pour reprendre le contrôle du véhicule. J'étais assis au milieu de la banquette arrière, je me tenais très droit, mes mains cramponnées aux deux sièges devant moi. J'étais très tendu et même raide, j'avais peur. C'est la combinaison de tous ces éléments qui m'a sauvé la vie.

Après que la troisième ou quatrième tentative pour redresser la trajectoire de la voiture soit restée sans effet, un élément qui allait tout faire basculer s'est produit. Le moyeu arrière a cédé et la roue arrière droite s'est couchée sous notre véhicule. Après ça il n'y avait plus rien à faire, tout était joué. La voiture a commencé a faire un tête-à-queue vers la gauche, alors qu'on devait encore être à plus de 100 km/h. Les trois roues intactes qui nous restaient ne suffisaient plus à garder la voiture stable. On a fait un tonneau et la voiture s'est retournée sur le toit, ce joli toit ouvert qui n’offrait donc aucune résistance à la friction, et il n'y avait donc plus rien pour empêcher la voiture de tourner sur son propre axe comme une toupie, en projetant vers l'extérieur et partout sur la route tout ce qui était à l'intérieur.

J'ai été le premier à être éjecté de la voiture. A cause de la position centrale que j'occupais dans l'habitacle, j'ai été propulsé à travers la lunette arrière que j'ai fait éclater du haut de mon crâne, mais j'avais eu la chance de m'évanouir avant ça, tandis que j'étais encore assis dans l'habitacle. A cette époque, la B.M.W. 2.2 était la première voiture de sa catégorie à avoir une lunette arrière suffisamment large pour laisser passer le corps d'un être humain. Mais cela tient du miracle que j'aie été propulsé exactement dans cet axe, c'est à dire sans percuter les montants métalliques de la lunette, qui devaient être comme des rasoirs après que les joints de caoutchouc soient arrachés. La pauvre Dorothy n'a pas eu autant de chance. Elle aussi a été éjectée par la lunette arrière après moi, mais du fait qu'elle était plus sur le côté, elle a été défenestrée pendant que la voiture tournait sur elle-même et son corps a été projeté contre l'arête métallique de la fenêtre.

Quant à Roy et Vivienne, ils n'avaient pas bouclé leurs ceintures de sécurité. S'ils l'avaient fait, ils seraient peut-être en vie et en bonne santé aujourd'hui. La force centrifuge de la voiture tournant sur elle-même sur son toit les a projetés à travers le pare-brise, mais comme leurs jambes se sont trouvées coincées sous le tableau de bord, leurs corps se sont écrasés sur le tableau avant que leurs têtes ne fassent voler en éclats le pare-brise. Ils n'ont pas eu la chance d'être éjectés de l'épave, ni de rester protégés dans la coque de la voiture. Ils sont morts de leurs blessures à l'estomac.

Le dernier et le plus grand des miracles auxquels je dois d’avoir eu la vie sauve ce jour-là, ça a été d'être éjecté de la voiture pendant qu'elle faisait un tonneau, juste au moment où l'arrière de la voiture se retrouvait dans la direction d’où on venait. La vitesse à laquelle j'ai été propulsé à travers la fenêtre était alors légèrement réduite par rapport à la vitesse initiale de la voiture. J'ai atterri sur l'arrière de mon pauvre crâne et sur le haut de mes épaules dénudées. Ca a sauvé mon dos d'être en position de récupérer la vitesse du mouvement en roulant en boule sur moi-même au milieu des morceaux de verre répandus partout sur la route, et j’ai roulé, roulé sur le bas-côté de l'autoroute jusqu'à ce que finalement, je m'arrête.

A ce moment-là, je n’étais plus conscient, mais j'ai dû comprendre ce qui se passait au plus profond de mon inconscient et ressentir l'extrême nécessité de dire un dernier adieu à Roy et Dorothy. Je suis partiellement revenu à moi quelques instants. Et voilà ce que j'ai vu et ressenti dans cet état de conscience : en premier, que j'étais moi-même enterré dans le sol à l'horizontale, jusqu'au cou (cela était sûrement dû à la douleur physique énorme que je ressentais). La deuxième chose que j'ai vu, c'était Roy. Il m'a semblé reposer sur le côté dans une position fœtale sur le sable d'un magnifique désert. Je pouvais entendre le souffle d'un vent doux. Derrière lui, il y avait un gros rocher. Le calme, le grand calme, la sérénité. C'était la toute dernière fois que je voyais ma très chère amie Dorothy et celui qui était mon père bienveillant, Roy Hart.

Vingt-quatre ans après, je peux certifier qu'à travers toutes ces années rien ni personne n'a pu combler le vide que leur mort a laissé dans le monde du théâtre.

Je me suis réveillé trempé de sueur ce dimanche après-midi dans une chambre d’hôpital surchauffée. Le soleil brillait toujours à travers la fenêtre alors qu'un jeune médecin était en train de recoudre ma peau sous mon oeil gauche et sous mon nez. Il ne savait pas quoi faire avec un patient encore plus jeune que lui qui était supposé rester endormi et ne pas endurer les souffrances que j'étais en train d'éprouver. Je suis resté deux jours dans cet hôpital. C'est là que j'ai compris pour la première fois que Roy et Dorothy étaient effectivement morts, parce que quelqu’un me l’a dit. Pour moi, mais aussi pour le monde en général, c'était la fin très triste d'une grande et irremplaçable époque. En ce jour du mois de mai, ce virage à gauche n’a pas été fatal qu’à Roy et Dorothy. C'est tout le monde de la culture européenne occidentale qui a été accidenté à leurs côtés. C’est le travail de conscience que Roy proposait au théâtre qui a fait un tête-à-queue et c’est l’énergie en jeu dans la représentation qui a subi un terrible tonneau à la suite duquel la prise de risque a été moindre. Il n'y a qu'à regarder quels sont les standards actuels du jeu d'acteur dans le théâtre contemporain pour réaliser combien cela est vrai.

Après deux jours à l'hôpital, David Crawford est venu me chercher. Les docteurs aussi bien que les infirmières étaient très réticents à l'idée de me laisser sortir. Le Roy Hart Theatre ne pouvait pas se permettre financièrement de me laisser à l'hôpital plus longtemps, quitte à mettre en péril ma future condition physique. Je n'ai jamais pu comprendre pourquoi ni l'assurance de la voiture, ni la sécurité sociale anglaise n'auraient pas pu prendre en charge ces frais. Je me rappelle qu'en entendant ce qui se passait et en me voyant sur le point de partir, une des infirmières m'a dit « Vous ne pouvez pas quitter l'hôpital maintenant » et aussitôt après elle est passée derrière moi et m'a retiré du dos un éclat de verre en me causant une grande douleur. Je me souviens aussi que j'ai dû signer un papier qui déchargeait l'hôpital de toute responsabilité puisque je me soustrayais à ses soins pour une durée indéterminée. C'est vrai que pendant de nombreux mois, des morceaux de verre ont continué à émerger à la surface de mon corps à des moments et des endroits inattendus.

Le trajet de retour de Nice à Malérargues est le voyage le plus macabre que j'aie jamais fait de toute ma vie. J’ai voyagé dans un petit fourgon qui avait été loué. J’avais à mes côtés les trois cercueils en bois brut qui contenaient les corps de mes trois amis.

Deux semaines après mon retour à Malérargues, nous reprenions les répétitions de « L'Economiste ». Je ne peux pas dire ce qui nous a donné la force de faire une chose pareille. C'était peut-être un acte de folie que de vouloir remplacer ces géants de théâtre. C’était peut-être la plus grande des folies possible de la part des petits êtres que nous étions. C'est pourtant ce que nous nous sommes entêtés à faire. Je me rappelle que dans les échauffements que l'on faisait tôt le matin, je notais de jour en jour l'étrange progression de la souffrance qui cheminait à travers tout mon corps. Ca prenait environ trois ou quatre jours à chaque endroit. Ca a commencé dans mon coude droit, puis c'est passé à mon épaule droite et puis ensuite ça s'est déplacé vers mon coude gauche. Après ça, à l'épaule gauche, et encore une fois à l'épaule droite et ainsi de suite. A la fin, je suis allé voir un médecin qui m'a prescrit un sérum qu'il fallait m'injecter dans le bras. Croyez-le si vous le voulez, c’était un médicament contre ce qu'on appelle la synovite du coude. Chose intéressante, j'ai fait un rêve dans lequel je rendais ce sérum au médecin qui me l'avait prescrit. De toute façon ce traitement n'avait absolument aucun effet sur moi. Je ne peux pas me rappeler quand cette douleur atroce a disparu d’elle-même, mais je n'ai aucun doute sur le fait que cette douleur était consécutive à l'accident de voiture. Je ne peux pas dénombrer les fois où je me suis démis les épaules par la suite, mais j'en suis arrivé au point où mes épaules se déboîtaient tellement fréquemment que des gestes aussi simples que d’ouvrir des rideaux pouvaient suffire à provoquer cette luxation, et toujours avec la même douleur infernale. A la fin, j'ai décidé d'être opéré et la Clinique de Ganges s'est très bien acquittée de cette tâche. Après un peu de rééducation, tout est rentré dans l'ordre et depuis je n'ai plus aucun problème avec ça.

Plus la date de l'accident s'éloignait, moins je pouvais être sûr que les problèmes que je rencontrais dans mes autres articulations étaient liés ou non à ce traumatisme. Mais il est bien possible que les faiblesses qui se sont révélées plus récemment soient aussi en lien avec le choc de l'accident.

Tout ce que j'ai dit plus haut ne peut suffire à expliquer comment j'ai réussi à survivre aux terribles forces qui étaient à l’œuvre dans cet accident. De toute évidence, il y avait aussi dans cette journée ensoleillée des forces au travail qu'on ne peut décrire que comme surnaturelles. En moi-même, je pense que le mystère de ma survie (alors même que mes amis ont péri dans ce terrible accident) peut s'expliquer par le fait que j'ai vécu avec tant d'intensité et de plénitude la vie qu'il m'a été donnée de vivre ensuite. J'ai trouvé un réconfort dans le fait que beaucoup de gens aient été aidés et guidés d'une manière créative par le travail de la voix inspiré par Roy Hart que nous avons mené moi et ma femme Clara dans les nombreux stages et spectacles que nous avons donnés pendant ces vingt-quatre ans qui nous séparent maintenant de ce terrible jour de mai 1975.

 

 

Paul Silber

1999, Malérargues, Thoiras, France

 

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