Les voix d'humanité

Texte écrit par Barry Irwin en 1982

(danseur de talent, Barrie Irwin a rencontré Roy Hart en 1962 ;
il est mort avant l’âge, à 56 ans, une année après avoir rédigé ce texte)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


" ..... Nous nous trouvons dans un pays étranger. Il y a des tranchées, des tranchées partout. Je vis dans ces tranchées. De temps à autre, l'obscurité de la nuit est illuminée de fusées lumineuses, d'étranges étoiles, fabriquées par l'homme. Des obus éclatent un peu partout. Je me jette à terre, m'agrippant au sol. Souvent, quelqu'un tout près de moi est blessé. Chaque fois, je suis étonné d'avoir été épargné. A un moment, je m'embourbe au fond de la tranchée, je coule dans la boue. Fantômes dans le noir, mes camarades passent par-dessus moi sans songer à m'aider. Enfoncé dans la boue, je me trouve seul. Mes bottes sont devenues mes pires ennemies car elles me gênent dans tous mes mouvements ; à l'aide de ma baïonnette, j'en déchire les côtés et je me mets à ramper à quatre pattes. C'est un barrage de feu tout autour de moi. Le foyer d'artillerie est desservi par quatre ou cinq Français. Je ne sais ni qui ils sont ni d'où ils viennent ; eux ne se rendent probablement pas compte qu'ils pourraient facilement me tuer. Ils ont reçu l’ordre de maintenir sous le tir une certaine étendue de terrain. Inutile de crier : « Jean-Baptiste - Maurice - Pierre - je ne vous ai fait aucun mal, pourquoi m'en voulez- vous ? ». Je continue à ramper. Les heures passent. Le tir s'amplifie ainsi que le danger. Je prie Dieu mais il ne m'aide pas. Provenant de nulle part, j'entends une voix qui hurle : « Camarades ! Camarades ! ». Terrorisé, je ferme les yeux en pensant : « comment est-il possible qu'une voix humaine puisse émettre de tels sons ? ». Les grenades sifflent, une voix implore, je maudis Dieu, j'entends son rire moqueur du fond de l'infini, la terre se fend, le ciel est une toile de fond diabolique, un royaume où l'on est entre la vie et la mort. Seuls les réflexes automatiques de mon corps témoignent de ma vie, et cette incessante question : POURQUOI ? QUEL EST LE BUT DE TOUT CELA ?… ". . . . . . Alfred Wolfsohn

L'oeuvre du Roy Hart Théâtre doit son origine à Alfred Wolfsohn, juif allemand qui a entendu toute la gamme des sons dans les cris d'un soldat mourant, lors de la Première Guerre Mondiale. Il en parle dans un manuscrit intitulé « Orphée - ou le Cheminement vers un Masque », d'où est tiré l'extrait ci-dessus. Il a dédié le reste de sa vie à découvrir et comprendre, consciemment, ces sons humains inexplorés. Il avait entrevu que la voix était un cheminement à travers lequel on pouvait développer tous les aspects de l'individu.

Après la guerre, Alfred Wolfsohn enseigna le chant à Berlin. L'origine de son approche réside dans sa mission d’accompagnement de chanteurs classiques qu’il aidait à surmonter des problèmes d'expression vocale. En fuyant l'Allemagne nazie, il s'installa à Londres où le travail d'exploration vocale avec ses élèves aboutit à une extension exceptionnelle du registre vocal des chanteurs, élargissant les deux octaves normales jusqu'à six, sept et même jusqu'à neuf octaves et cela pour les hommes comme pour les femmes. Ce fait exceptionnel attira l'attention de médecins, de laryngologistes, de biologistes. On pensait que la structure de la voix dépendait surtout des cordes vocales et qu'une telle étendue de voix serait accompagnée chez le chanteur d'un développement physiologique anormal, voire monstrueux, ce qui fut démenti. On en conclut que ce genre de phénomène vocal «pouvait être atteint de façon généralisée à travers un entraînement systématique. La tâche principale est d'ordre psychologique : il est clair que l'on peut étendre les résonnances du thorax et de la tête et qu’on peut faire chanter les os. Mais, pour ce faire, la technique ne suffit pas. Il faut en plus cette force indéfinissable, mentale, spirituelle, qui fait que par exemple d'une simple corde peut sortir un concerto pour violon. Le coeur du problème consiste à libérer l'élève de cette peur des hauteurs et des profondeurs qu'il ressent dans sa voix, et à laquelle la tradition l'a conditionné ».

Avec Alfred Wolfsohn, une leçon de chant permettait de toucher directement aux manques d’équilibre de la chimie corporelle. Il s’agissait de combler le fossé entre le cri de naissance et le hurlement de mort, entre la tête et le corps, entre les principes mâle et femelle, entre Hitler et le Juif. Les cris des mourants le forcèrent à remettre en question la signification et le potentiel de la voix humaine. En travaillant par la suite sur des problèmes vocaux spécifiques, il découvrit la relation indissoluble qui existe entre la voix et la psychologie de la personne. « Quand je parle du chant, je ne le considère pas uniquement comme un exercice artistique mais comme la possibilité et le moyen de se connaître soi-même ».

Alfred Wolfsohn est né en Allemagne en 1896. Il est mort en Angleterre en 1962 en ayant démontré sa vision originelle, à savoir que la voix est l'expression audible de l'âme - non pas la simple fonction d'une structure anatomique, appelée larynx ou autre - mais l'expression de cette essence mystérieuse dénommée personnalité.

A la mort d’Alfred Wolfsohn, Roy Hart, un jeune homme originaire d'Afrique du Sud qui avait étudié la littérature anglaise et la psychologie à l'Université de Wittwatersrand et avait ensuite obtenu une bourse à l'Académie Royale d'Art Dramatique de Londres a pris la direction du travail. Il chantait déjà avec Wolfsohn depuis quinze ans.

Voici ce qu'a écrit Roy Hart dans un article daté de 1967 : « Je suis venu d'Afrique du Sud en Angleterre avec le désir, apparemment égoïste, de devenir un comédien célèbre. J'avais obtenu une bourse à l'Académie Royale et on m'avait dit que j'avais une belle voix et de la prestance. Je me rendais compte pourtant que ma voix n'était pas enracinée, n'était pas in-corporée; que les rôles que je jouais, avec beaucoup de succès semblait-il, n'étaient en fait que des créations de mon imagination, sans lien réel avec mon corps. Pour ce qui était des relations personnelles, j'étais marginalisé et distant. J'avais été présenté a Alfred Wolfsohn à une période où il devenait de plus en plus évident pour moi qu'il y avait une sérieuse lacune dans l’approche du théâtre que je pratiquais dans les écoles d'art dramatique. Je m'intéressais à la relation entre un comédien et sa vie privée, au rapport existant entre la voix et la personnalité qui se manifestait dans des niveaux d'énergie variant de l'apathie à l'intensité excessive. La plupart des gens que je rencontrais n'étaient pas en relation avec leur corps, même beaucoup d'athlètes professionnels. La voix était la clé de l'énigme qui me préoccupait - celle d'une relation saine entre le cerveau et le corps en chacun, quelle que soit sa profession. »

« A la fin de mes études à l'Académie, on m'a fait des propositions alléchantes. Je savais que je consacrerais ma vie au théâtre et mes amis me prédisaient un brillant avenir. Néanmoins, au moment où l’on pouvait s'attendre à ce que mon ambition personnelle domine, j'ai fait un choix extraordinaire : je me suis détourné de cette « grande chance » pour explorer la nature et la signification de la voix humaine. J'avais compris que l'étude de la voix demanderait du temps. Je me livrais sans repos et entièrement à cette tâche. J'ai abandonné ma carrière pour pouvoir consacrer tout mon temps à ce travail de recherche. Mon engagement avait commencé. Je ne pouvais pas développer un attribut aussi spécifiquement humain que la voix sans étudier la vie elle-même, et en profondeur. De tous les élèves d'Alfred Wolfsohn, j'étais celui qui avait dédié le plus de temps et de concentration à cette philosophie optimiste de travail et à la pratique ardue qu'elle requiert. C'est ainsi qu'à sa mort j'avais acquis une compréhension de son oeuvre telle que je me suis vu octroyer le statut de leader, et cela non seulement par les premiers élèves de Wolfsohn, mais aussi par un nombre étonnant de personnes extérieures à ce cercle. J'avais pensé devenir un acteur – un artiste. Mais le fait même de prendre cet art absolument au sérieux allait me conduire ailleurs. Voilà le point central de toute ma thèse. »

Dès cette époque, dans les années soixante, ceux d’entre nous qui prenions des leçons de chant régulières avec Roy Hart avons commencé à nous réunir le dimanche après-midi avec lui pour raconter nos rêves, pour discuter de tendances récentes découvertes dans des livres ou des articles de science, de religion ou de philosophie, pour réciter un poème ou présenter une chanson. En ce qui concerne la musique, la voix a toujours été l'instrument le plus flexible de l'homme, mais le progrès de la civilisation a entraîné des changements dans les coutumes musicales et a forcé la voix vers la spécialisation : soprane, ténor, basse, etc. Cette spécialisation est devenue un fait accompli. Les exigences sociales ont restreint la voix à travers les chaînes du conformisme. Quelques grands chanteurs ont pu encore chercher des possibilités d'amplitude et d'expression, mais, dans l'ensemble, la voix est devenue de plus en plus spécialisée, de même que la civilisation elle-même le devient, dans sa façon de penser et d'agir et dans son exclusivité.

On pouvait se demander si, ayant découvert et maîtrisé un registre vocal assez ample tant en qualité qu'en quantité, les autres problèmes allaient disparaître ; si quelqu'un muni d'une voix forte, explorée, enracinée et expressive allait désormais ne plus avoir de problèmes. Cela peut être en partie vrai, mais il existe dans notre expérience, parallèlement à l'élargissement du registre vocal, un processus d'accroissement de la sensibilité. Ce processus, nous le savons, apparaît dans toute démarche authentique de création artistique. Il pourrait donc être dangereux de mal interpréter l'expression : « la voix de 6 à 8 octaves » en lui donnant un sens quantitatif de but atteint et inébranlable, en lui prêtant l'image d'une sorte de géant qui exclurait toute faiblesse : pas de craquements, ni de tremblements et, à la limite, pas d'expressivité. Cette image nierait la valeur de ces « rejetons » de voix si fragiles et sans signification apparente. Les voix que l'on entend au cours de nos représentations, de nos leçons, de nos stages ou encore sur nos enregistrements, sont mises à nu au point d'être embarrassantes. Elles sont parfois expressives, mais également pleines de craquements, de fissures, de tremblements de fragilité. Il serait trop facile et même sentimental de parler de ces craquements comme étant « trop humains ». Ces failles dans la voix ont un potentiel énorme. Les explorer avec soin peut nous apprendre à mieux connaître la relation entre les différents registres, ainsi qu’entre les degrés de tension et de relaxation. Dans certains cas, ils sont de mauvais signes : trop de tensions, trop de désirs d'avoir ou de réussir. D’autres cas, ils traduisent les seuls signes de vie dans des espaces vocaux désertés, ternes et sans expression. Dans d’autres cas encore, ils contiennent en eux-mêmes une essence poétique.

Le travail de recherche a ensuite évolué de façon organique, sans projet, guidé par la voix seule. Le cercle d'élèves de chant à Londres grandissait pour inclure tous ceux que Roy Hart avait la capacité d'initier à un travail aussi complexe. Subjectivement, il sentait le poids d'un tel harnais ; objectivement, il l'a accepté comme faisant partie de la philosophie de la vie en 8 octaves. Les réunions ont évolué et sont devenues de temps à autre des démonstrations de notre travail pour des invités. Plus tard, nous avons emménagé dans une salle de studio plus vaste et les démonstrations du dimanche ont continué. Parmi les invités, on a pu voir des savants, des comédiens, des metteurs-en-scène, des philosophes. L'écrivain de théâtre Harold Pinter, le compositeur John Cage, Aldous et Sir Julian Huxley, Colin Wilson, George Steiner, Peter Brook et Jerzy Grotowski figurent parmi ceux qui nous ont vu travailler à l'époque.

En 1968, nous étions une vingtaine. Les leçons de chant ont continué ainsi que la nécessité de gagner notre vie dans différents métiers. Nos réunions/démonstrations ont parfois évolué en répétitions (et vice versa). Après plusieurs mois d'exploration pendant lesquels nous avons utilisé presque exclusivement des sons pré-verbaux, le groupe qui travaillait avec Roy Hart a pris son nom. C’est en 1969 que l’appellation « Roy Hart Théâtre » a été utilisée pour la première fois, pour une représentation des « Bacchantes » d'Euripide au Festival Mondial de Théâtre de Nancy.

Dès lors, des compositeurs ont commencé à s'intéresser sérieusement à notre travail, surtout après avoir entendu la voix de Roy Hart. Peter Maxwell-Davies a écrit pour lui « Huit chants pour un roi fou ». Hans Werner Henze et Karl Heinz Stockhausen ont tous deux écrit ou adapté des oeuvres spécialement pour Roy Hart, respectivement nommées « Versuch über Schweine » et « Spirale ». D'autres compositeurs ont amorcé un dialogue avec nous. Des auteurs dramatiques ont également commencé à se montrer intéressés.

En 1972, la troupe fait une tournée en Espagne et un journaliste madrilène écrit : « ... La voix de l'homme a des pouvoirs d'expression et possède un potentiel de libération de ce qui est étouffé par notre culture, notre société oppressive. Cette répression est une forme parmi d'autres d'une répression d'une plus grande portée. Hart fait sortir cette voix étouffée, cette voix que nous avons nous-mêmes étouffée. Avons-nous jamais crié de la sorte ? Nous aurions pu autrefois... »

Après l'Espagne, le Roy Hart Théâtre a présenté à Paris « And », une pièce faite de mouvements et de sons, mais sans texte. C’est Jean-Louis Barrault qui a invité la troupe à se produire dans le cadre des Journées du Théâtre des Nations. Ce voyage à Paris a créé un lien spécial avec la France, lien qui a été consolidé en 1974 quand le Roy Hart Théâtre a décidé de s'implanter à Malérargues, un château abandonné dans les Cévennes.

Au cours d'une période de huit mois, tous les membres du Roy Hart Théâtre s’y sont progressivement installés, et toute la troupe y vivait en mars 1975. Nous étions quarante à vivre et travailler ensemble. Il y avait parmi nous quelques comédiens professionnels, des enseignants, des musiciens, une infirmière, ainsi que l’une des principales compositrices espagnoles. Quelques membres ont quitté la troupe et d’autres membres nous ont rejoints, mais on peut dire aujourd’hui que la quasi-totalité des comédiens travaillent ensemble depuis au moins dix ans, et certains même depuis plus de vingt-cinq ans... A ce jour, nous représentons douze nationalités.

Ce fut en mai de l'année suivante que la compagnie a perdu Roy Hart et deux des principales actrices, Dorothy Hart et Vivienne Young, tués dans un accident de voiture. Cet accident est survenu au court d’une tournée, alors que la troupe revenait de représentations en Autriche et se rendait en Espagne. Nous avons par la suite continué à travailler sous une direction collective.

Cette direction collective n'est pas quelque chose de figé. Elle est en évolution constante. Elle est fondée sur un certain sens de la hiérarchie parmi les membres de la compagnie, sens qui fait consciemment partie de notre structure depuis de nombreuses années. Les notions de « service », « discipline » et « humilité » sont depuis longtemps reconnues comme faisant partie de notre organisation sociale et artistique et chacun est conscient de la nécessité de les respecter.

Après l'accident, la troupe dut aussi entreprendre l'aménagement du site et faire face à de nombreuses difficultés économiques : au début en exerçant diverses activités et métiers dans la région (maçonnerie, menuiserie, vendanges, poterie, etc.), puis finalement grâce aux activités artistiques de création et d’enseignement qui lui sont propres.

Au niveau international, le travail a continué avec « L'Economiste », que Roy Hart avait créé en collaboration avec Serge Béhar et « La Tempête », d'après Shakespeare. Au niveau régional, tout a commencé par une invitation à chanter à l'office du temple protestant de la commune. De nombreuses interventions eurent lieu par la suite : chant, spectacles, animations scolaires – parfois dans des parties isolées de la région.

La valeur éducative et culturelle de nos activités a été reconnue en 1977 par plusieurs Ministères et autres organismes officiels qui nous ont aidés en nous octroyant des subventions. Depuis plusieurs années la demande de stages sur la voix en France et à l'étranger s'est développée pour nous à un point tel que nous nous trouvons maintenant engagés à plein temps dans des activités liées à notre intérêt principal - la voix - et nous n'avons plus besoin de chercher du travail ailleurs.

Bien sûr, tous les problèmes ne sont pas réglés pour autant : les difficultés financières sont par exemple un problème récurrent. Peut-être plus difficiles encore à résoudre (mais aussi plus intéressantes à se poser) sont les questions relatives à la manière dont notre groupe fonctionne. Notre style de vie est en rapport avec notre manière de chanter et les questions qui émergent en nous naissent dans ce contexte particulier : « Qui va répéter et quand ? », « qui va animer des stages et où ? », « qui reçoit quoi en rétribution de son travail ? », « quels devraient être les rapports personnels entre nous ? »... Ces questions impliquent nécessairement la chair, le sang et les sentiments de chaque membre du groupe. Les examiner en cherchant à préserver une atmosphère respectant le caractère unique de la créativité de chacun est une entreprise qui a des implications psychologiques et sociologiques, voire religieuses et théâtrales, considérables. Des questions telles que : « Quand faut-il se soumettre, et quand faut-il exercer une autorité ? » ou « qui dirige qui - et comment ? » nous accompagnent constamment dans notre recherche des liens entre ce qui émerge et évolue sur scène et ce qui se passe dans la vie quotidienne. Tout ceci est analysé à la lumière de ce que la psychologie a révélé sur la nature humaine : que notre comportement est loin d'être motivé de façon consciente. A travers le travail sur la voix et une étude dynamique de soi-même, l'acteur arrive peu à peu à mieux connaître et enfin à diriger les forces inconscientes qui font aussi partie de sa nature.

Pour les personnes qui ont pris régulièrement des leçons de chant pendant un certain temps, il arrive un moment où quelque chose émerge dans leur voix ; une qualité d'énergie, de son, de vibration, situées au-delà de ce qui semblait jusqu'à ce moment-là leur registre normal, et qui implique leur corps, leur voix et leur imagination. Cela se produit au travers d’un processus qui consiste à sentir, à travailler avec et à élargir ses frontières habituelles. Ce qu'on entend alors est une émanation de sons d'animaux, d'oiseaux, de machines - des sons qui ne sont parfois pas particulièrement émotionnels - des sons inhumains, ou plutôt au-delà de l'humain - en tout cas difficiles à classer. On les appelle des « sons cassés » ou des sons à plusieurs fibres musicales – des « sons chordés ». Pour chaque individu, ces sons peuvent avoir un sens précis - comme si soudainement des couches antérieures de processus évolutionnaires avaient été réveillées et revécues. Dans l'exploration de la voix, les énergies et instincts agressifs sont aussi utilisés pour rompre des barrières. Comme je l'ai déjà dit, on découvre que toutes les différentes sortes de sons animaux appartiennent à l'être humain. On a dit de notre travail qu'il s'agissait de "redescendre au niveau de la bête et du fou" et qu'il impliquait de la "dérision" et de la "haine pour l’expression humaine, le mot, l'ouvrage ordonné, l'œuvre de l'esprit" (article de Jean-Jacques Gauthier, paru dans « Le Figaro » en avril 1972). Ce que de tels critiques n'entendent pas, c'est que derrière ces sons, qui sont produits de façon tout à fait consciente (contrairement à ce qui se produit chez la bête ou le fou), il existe une vision beaucoup plus large et multiforme de la nature du théâtre et du comédien que celle qui est enseignée encore de nos jours dans la plupart des écoles d'art dramatique.

Lors de nos récentes tournées, nous avons commencé à combiner nos représentations théâtrales avec l'enseignement. Depuis plusieurs années, le Roy Hart Théâtre organise des stages. L'approche pédagogique du Roy Hart Théâtre part du postulat que chaque individu, chaque voix est unique : dans une leçon de chant, le professeur est un guide qui accompagne une exploration disciplinée, qui cherche à libérer énergie et imagination pour faire éclore la voix par l'écoute attentive de l’authenticité et de la qualité significative de chaque son. Si l'on peut définir la psychologie comme l'étude des forces qui composent l'être psychique, le chant est, pour le Roy Hart Théâtre, l'expression disciplinée de ces forces sous une forme artistique. Alfred Wolfsohn n'a pas inventé "la voix de huit octaves", il a seulement aidé à rendre conscient ce qui a toujours existé : l'incroyable capacité humaine de souffrance, d'amour, de meurtre, de haine, de jalousie, d'innocence et de folie. En libérant le potentiel de la voix, on augmente d'autant l'aptitude à vivre, mais la poursuite de ceci est difficile car la peur de la vie est, dans chaque individu, au moins aussi grande que la peur de la mort.

Malérargues continue aujourd'hui d'être autant un centre de recherches artistiques qu’un centre de vie où sont constamment redéfinis les rapports personnels, le fonctionnement social, financier, etc.

Notre espoir pour l'avenir est que les échanges avec d'autres artistes et l'ouverture sur d'autres domaines artistiques ainsi que la poursuite de notre enseignement et de notre recherche contribuent à créer de nouvelles perspectives pour le travail commencé il y a cinquante ans.

Nous aimerions finir par ces quelques lignes que Shakespeare a écrites pour Caliban :

"N'aie pas peur,
Cette île est pleine de bruits,
De sons et de doux airs,
Qui charment sans blesser
Tantôt ce seront mille instruments vibrants,
Tantôt des voix
Que si je m'éveillais
Je pleurerais pour rêver encore."

Malérargues, 1982

 

 

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